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Lilian Thuram : "On ne naît pas raciste, on le devient"

16 mars 2021

L'ancien défenseur français a évoqué les questions de racisme et des inégalités dans la société avec des élèves de deux lycées d'Istanbul.

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Lilian Thuram
L'ancien footballeur Lilian Thuram ne veut pas que combattre le racisme : il veut aussi le prévenirImage : CHRISTOPHE SIMON/AFP/Getty Images

"Quand j'ai vu ce que mon fils a fait, je me suis dit qu'il avait grandi", a confessé Lilian Thuram aux élèves de Saint-Benoît et Pierre Loti, deux lycées situés à Istanbul, en référence au geste de son fil Marcus le 31 mai 2020, lors de la 29ème journée de Bundesliga. Après avoir inscrit son premier but face à l'Union Berlin ce jour-là, l'attaquant du Borussia Mönchengladbach avait décidé de poser un genou à terre, de baisser la tête et de lever le poing en l'air, pour rendre hommage à George Floyd, décédé le 25 mai 2020, ainsi que pour dénoncer les violences policières et le racisme d'une manière plus générale.

"Quand vous êtes père, vous dites des choses à vos enfants, mais vous ne savez pas ce qu'ils retiennent", a déclaré le défenseur champion du monde 1998 avec la France. "C'est bien qu'il ait retenu cela, surtout que de nos jours, la nouvelle génération peut percevoir ce genre de choses, à travers les réseaux sociaux". Pas étonnant que Lilian Thuram s'adresse ainsi à ces élèves, cette nouvelle génération justement, lors de cette rencontre sur Zoom dans le cadre du projet EMICE+ (Education aux médias, à l'information et à la citoyenneté européenne), qui fait lui-même partie du projet Erasmus.

Marcus Thuram
Marcus Thuram célèbre son but face à l'Union Berlin avec un genou à terreImage : picture-alliance/dpa/M. Meissner

Le racisme comme construction historique

Il faut dire que la donne était différente pour le natif de Pointe-à-Pitre, en Guadeloupe. Jeune, Lilian Thuram ne souciait pas vraiment de sa couleur de peau. Ce n'est qu'à l'âge de neuf ans, à son arrivée en France métropolitaine qu'il a été confronté au racisme. "Un jour, à l'école, quelqu'un m'a traité de sale noir. Je n'ai pas compris. Quand j'en ai parlé à ma mère, elle m'a dit que c'était comme ça, que ça n'allait pas changer. Je considère que c'était une mauvaise réponse de sa part."

Lilian Thuram face à la Croatie
Lilian Thuram n'a inscrit que deux buts en Equipe de France : un doublé contre la Croatie en demi-finales du Mondial 98Image : picture-alliance/L.Perenyi

Car pour Lilian Thuram, il est possible de changer les choses. A condition que l'on comprenne que le postulat de départ : "on ne naît pas raciste, on le devient". Pour l'ancien défenseur de l'AS Monaco et de la Juventus, le racisme est une construction historique : des gens désireux de s'accaparer des richesses et d'écraser autrui ont mis en place des lois qui ont conduit à une "hiérarchisation des gens en fonction de leur couleur de peau". L'esclavage, le Code Noir ou encore la ségrégation sont quelques unes des conséquences de cette construction historique. Avec toujours le même objectif : la mise en place d'une idéologie économique permettant d'exploiter un autre que l'on considérerait comme inférieur. Le principe est similaire avec le sexisme : "Ce rapport de hiérarchie, vous le trouvez dans tous les systèmes inégalitaires. Tout comme il a été à un moment décidé que les non-Blancs étaient à la disposition des Blancs, les hommes ont décidé que les femmes étaient à leur disposition", ajoute-t-il.

L’Afrique au centre

Lilian Thuram donne l’exemple avec le continent africain, en montrant une projection d’Arno Peters, un cartographe allemand qui a dessiné la carte du monde en respectant les superficies de chaque continent. Ce qui tranche avec la projection "classique" de Gerardus Mercator, qui place l’Europe au centre.

L’ex-international français montre la carte aux élèves, mais à l’envers. Ce qui ne fait aucune différence, selon lui : tout comme un ballon de football, la Terre est ronde, donc elle ne peut être à l’envers. "C’est juste une autre facon de regarder le globe. En inversant la carte, cela met l’Afrique au centre. C’est pour rappeler que nous venons tous de ce continent", explique Thuram. "C’est aussi pour expliquer pourquoi, historiquement, l’Afrique est exploitée : c’est un grand continent, où l’on trouve la majorité des matières premières. Que doit-on à ce continent ? L’espèce humaine, et peut-être aussi notre facon de vivre aujourd’hui. En montrant cette carte ainsi, je veux que le point de vue des gens change".

La projection de Peters
La projection de Peters

Mieux vaut prévenir que guérir

C'est pour toutes ces raisons qu'en 2008, après avoir mis un terme à sa carrière de joueur, Lilian Thuram a décidé de s'engager de manière plus concrète, en créant sa propre fondation. Son but n'est pas de dénoncer le racisme, mais plutôt de sensibiliser les gens au racisme. "Mieux vaut prévenir que guérir", dit le proverbe. Pour Thuram, il faut apprendre à voir au-delà de ce que l'on voit : il ne faut pas penser en termes de couleur, ni en termes de religion ou de nationalité, mais c'est en temps qu'être humain qu'il faut aborder ces questions. Dans le même temps, le racisme est un sujet sur lequel il faut s'informer, s'éduquer. "Nous sommes toutes et tous le résultat de notre histoire. Il est important de connaître l'histoire du racisme. Hélas, ce n'est pas enseigné, alors que c'est important. C'est pour ça que je dis qu'on ne naît pas raciste mais qu'on le devient. On se retrouve conditionné sans même le savoir".

Lilian Thuram
Lilian Thuram face à des élèves à Ajaccio (Corse), en 2019Image : PASCAL POCHARD-CASABIANCA/AFP/ Getty Images

Pour illustrer son propos, Lilian Thuram donne aux élèves des exemples du sujet qu'il maîtrise le mieux : le football. "Quand je jouais à Monaco, j'entendais souvent des remarques de la part des entraîneurs. Quand des joueurs noirs arrivaient parmi les derniers lors des tests physiques, on disait que c’est parce qu’ils étaient fainéants. Quand ils arrivaient parmi les premiers, on disait qu'ils étaient physiquement plus forts naturellement parce qu'ils étaient noirs. Sans prendre en compte la part de travail qui pouvait être effectuée, ou encore la détermination à réussir. Vous êtes prisonniers de votre couleur de peau, en fait".

L’espoir existe

Une telle ambiance ne se retrouvait pas forcément entre coéquipiers, cependant. "Quand tu joues au football en tant que pro, tu passes beaucoup de temps avec tes coéquipiers. Et comme vous avez tous le même objectif, il est impossible que les préjugés perdurent."

De plus, les temps changent : à l'époque où il était joueur en Italie, il arrivait à Lilian Thuram d'entendre des cris de singe dans le stade. "Je rentrais dans le vestiaire et j'étais en colère. Mes coéquipiers me disaient que c'était pas grave ; je ne leur en voulais pas, parce que je savais qu'ils voulaient me protéger, mais ils ne comprenaient pas, parce qu'ils ne subissaient pas le racisme".

Aujourd'hui, la donne est différente : selon Thuram, même un joueur qui n'est a priori pas concerné par le racisme peut comprendre celui qui le subit. "Regardez ce qui s'est passé lors du match PSG-Basaksehir :tous les joueurs ont décidé de quitter la pelouse. Tous ensemble. C'est un message porteur d'espoir", insiste l'ancien défenseur. "Parfois, il faut que le jeu s'arrête. Et ce n'est pas évident que le jeu s'arrête : les institutions ne le veulent pas toujours. Le football, c'est un business, et le business veut que l'on poursuive le match en niant qu'il y ait un problème".

Les joueurs du Paris Saint Germain  et ceux d'Istanbul Basaksehir sortent du terrain
Les joueurs du Paris Saint Germain et ceux d'Istanbul Basaksehir sortent du terrain après la brouille entre l'arbitre et Pierre WeboImage : Francois Mori/AP Photo/picture alliance

À travers l'éducation et la sensibilisation, Lilian Thuram espère pouvoir toucher un maximum de personnes pour que cette question du racisme soit mieux comprise. Et quand une élève lui demande quel est son rêve le plus cher concernant son association, il répond simplement : "Qu'elle n'existe plus. Que le racisme soit désormais un sujet abordé sereinement par l'opinion publique". En somme, que son fils Marcus n'ait plus à mettre un genou à terre.

 Ali Farhat, Redakteur DW Afrique
Ali Farhat Journaliste au programme francophone de la Deutsche Wellederpariser