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Dialogue avec les jihadistes : option à l'issue incertaine

1 juillet 2021

Au Sahel, la situation sécuritaire se dégrade à une vitesse inquiétante. Comment faire pour arrêter le bain de sang dû aux attaques terroristes à répétition ? Certains préconisent la négociation avec les groupes jihadistes. Mais cette solution qui divise, pourrait ne pas être une garantie de stabilité à long terme.

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Pourquoi, comment et à quelles conditions faut-il dialoguer avec les jihadistes qui ensanglantent le Sahel depuis plusieurs années ? C’est la principale question au centre de notre émission spéciale avec des témoignages d’habitants du Sahel, des reportages et des interviews d’analyse.

Les jihadistes inspirent de façon quasi systématique, l'exclusion du dialogue. En effet, leur action suscite dans l'imagination, l'idée qu'on ne peut pas les engager dans un règlement de crise et "qu'on ne négocie pas avec les terroristes". Pourtant, dans certains pays du Sahel, des initiatives locales existent avec pour but de négocier pour épargner aux populations d'être attaquées. "Si les armes n'ont pas pu faire taire ces mésententes et ces attaques et si la solution peut découler du dialogue, pourquoi pas ? ... C'est le dialogue national inclusif qui a décidé qu'il faut dialoguer avec tous les fils du pays égarés, qu'ils soient des jihadistes ou pas... Là où il y a eu ces échanges et ces accords, depuis trois mois, quatre mois, près d'une année, il n'y a pas eu de problèmes", témoigne Mamoudou Bocoum, un habitant de Mopti dans le centre du Mali.

Des écoles réouvertes à Tombouctou

Un hélicoptère Tigre atterrit à l'aéroport de Mopti dans le centre du Mali (02.02.2013)
La France a déployé des troupes antiterroristes au SahelImage : AFP/P. Guyot

Yehia Tandina, un habitant de Tombouctou dans le nord du Mali, contacté par la DW affirme aussi que "cela fait plus de 18 mois qu'on est sans attentats mais il y a souvent des accrochages entre ces groupes jihadistes et les forces internationales et l'armée malienne... Le dialogue est une option nourrie auprès des populations. Il y a déjà des démarches entamées auprès de ces jihadistes pour qu'il y ait des négociations. Par exemple dans le secteur de l'éducation où des écoles étaient fermées depuis 2012, cette année, des démarches ont été effectuées auprès de ces jihadistes pour que certaines écoles soient réouvertes. C'est vrai qu'ils ont posé des conditions à savoir, séparer les filles et les garçons dans les écoles et ensuite, que les filles soient bien protégées, bien habillées, et le droit d'insérer l'enseignement de l'arabe dans le système éducatif. Cela a été accepté et plus de cent écoles ont été réouvertes cette année".

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Selon Ferdaous Bouhlel, spécialiste de l'anthropologie politique et experte pour la fondation Berghof, le dialogue dépend d'abord de la disposition des jihadistes eux-mêmes à vouloir aller vers cette option. Ecoutez ou lisez ci-dessous, son analyse dont certains extraits sont diffusés dans l'émission spéciale.

DW : Ferdaous Bouhlel, bonjour. Depuis 2012, les populations de la région du Sahel sont confrontées à une insécurité grandissante. Comme solution, certains proposent de dialoguer avec certains leaders jihadistes. Quelle est la pertinence de cette solution du dialogue ? 

Ferdaous Bouhlel : Il faut tout d'abord préciser que l'option d'une ouverture d'un dialogue avec les groupes jihadistes labellisés terroristes est au Mali assez récente. Elle s'est construite au fur et à mesure de l'évolution du conflit, à partir de trois principaux constats.

Le premier, c'est que le fait de la lutte contre le terrorisme n'a pas mis fin au conflit. Bien au contraire, l'insécurité s'est graduellement diffusée géographiquement. Elle s'est amplifiée en intensité de combats. A partir de la fin 2018, l'armée malienne a commencé à subir d'énormes pertes avec des attaques répétées de ses bases militaires dans le nord, puis dans le centre du Mali, et de la même façon, la neutralisation des chefs jihadistes par l'opération Barkhane n'a pas empêché la mobilisation de nouvelles recrues.

Le deuxième constat concerne leur capacité finalement à se régénérer, ils prennent appui sur de multiples mobiles, parmi lesquels des facteurs non idéologiques, les liens tribaux et communautaires également. Tout un registre de frustrations des populations liées à la gouvernance de l'État, le manque de justice, l'absence d'arbitrage et de capacité de traitement des conflits locaux, l'absence ou l'inadaptation des services de base. Sans compter que l'on a au Mali une contestation de longue durée historique conduite par les mouvements de l'Azawad.

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Les conditions de dialogue avec des jihadistes locaux 

Les forces de sécurité arrivent sur les lieux d'une attaque terroriste au Burkina Faso (Archives, Ouagadougou - 16.01.2016)
Les soldats burkinabè essaient de faire face aux multiples attaques terroristes contre le paysImage : picture-alliance/abaca/R. Zoeringre

Tous ces vecteurs sont maximisés par des groupes jihadistes qui se présentent comme pourvoyeurs de services aux populations et notamment de justice. Enfin, le dernier élément, c'est qu'on s'est rendu compte que les jihadistes terroristes n'étaient pas des étrangers venus d'autres pays, mais bien des Maliens, pour la plupart issus du monde rural et pastoral, et qu'on avait affaire à un jihad de type endogène, qui est certes connecté au niveau global à travers des filiations, mais qui s'appuie principalement sur des leviers locaux et sur des problématiques de gouvernance locale.

Une réflexion comparée permet de rappeler que ce type de conflit s'apparente davantage à une guerre de partisans qui prend ancrage au cœur même des populations. L'ancien chef de l'Etat Ibrahim Boubacar Keïta avait même, lui même, annoncé dans une déclaration officielle en 2019, qu'il était favorable à l'ouverture d'un dialogue avec le Jnim (Groupe de soutien à l'islam et aux musulmans, GSIM ou Jnim en arabe, lié à Al-Qaïda, ndlr). Ces recommandations ont récemment été reprises par la feuille de route du Comité national de transition (CNT).

DW : Faut-il dialoguer avec tous les jihadistes et à quelles conditions dialoguer ? 

Ferdaous Bouhlel : La première condition est la disposition des groupes eux mêmes à vouloir aller vers la paix et à accepter ce dialogue. Dans un communiqué du Jnim en 2020, son chef Iyad Ag Ghaly, en réponse à la demande du président Ibrahim Boubacar Keïta, s'est dit disposé à entamer un dialogue avec l'Etat malien. Ce n'est pas le cas de l'Etat islamique, qui refuse jusqu'à présent tout dialogue. Il y a aussi à prendre en compte la question centrale des normes internationales qui permettent ou pas de reconnaître l'égalité morale ou ce qu'on appelle le droit de belligérance à ces groupes.

C'est une question assez complexe qui fait entrer en ligne de compte plusieurs facteurs : le respect du droit international de guerre, du droit international humanitaire ainsi que la question centrale des crimes de guerre et crimes contre l'humanité qui pourraient avoir été commis. Il faut donc aussi considérer la crainte d'une impunité suscitée par cette possible reconnaissance des groupes jihadistes dans un dialogue. Enfin, il y a une disposition d'ordre juridique sur le plan international qui est tout aussi opératoire et qui est celle de la classification sur la liste noire, ce qu'on appelle la labellisation des groupes terroristes. La problématique est que le régime de proscription et de condamnation qui accompagne ce dispositif, empêche toute possibilité pratique de dialoguer avec ces groupes. La classification sur la liste terroriste renferme une sorte de caractère immuable et place les Etats qui souhaiteraient engager des groupes labellisés dans un dialogue de paix, dans une situation finalement contre-normative où ils peuvent avoir des pressions.

 

Un problème d'efficacité à long terme

Des représentants des talibans, à une conférence au Qatar sur la paix en Afghanistan (Archives, Doha - 07.07.2019)
En Afghanistan, une initiative de dialogue avec les talibans vise à faire stopper les attaques sanglantesImage : AFP/Getty Images/K. Jaafar

DW : Pouvez-vous nous donner quelques exemples de dialogues qui se sont déroulés par le passé avec des groupes considérés comme étant salafi-jihadistes ou terroristes ?

Ferdaous Bouhlel : Depuis vingt ans, la moitié des conflits armés ont la spécificité d'être des conflits non internationaux et qui impliquent des groupes labellisés terroristes. Pourtant, dans de nombreux pays, le régime de labellisation internationale n'a pas empêché certains Etats d'explorer cette voie du dialogue. On peut citer deux exemples forts : la Colombie qui, à partir de 2012, engage des pourparlers exploratoires avec les Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc), classées terroristes. On peut aussi citer le processus d'ouverture de dialogue du gouvernement britannique sur le dossier de l'Irlande du Nord qui aboutit à l'accord de Belfast. Ensuite, on a des processus d'ouverture au dialogue engageant des groupes labellisés, mais de manière indirecte, c'est-à-dire par le biais de médiateurs extérieurs avec les Tigres de libération de l'Eelam tamoul (LTTE) au Sri Lanka ou encore, par exemple, avec le mouvement palestinien Hamas.

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Ce qu'on constate, c'est que depuis les attaques du 11 septembre à New York, dans l'imaginaire collectif, les groupes jihadistes labellisés terroriste constituent en quelque sorte l'objet inacceptable. Ceux avec qui on ne devrait jamais négocier, ceux avec qui aucune entente ou altérité n'est possible. Cela a renforcé à l'échelle internationale la posture de l'exclusion au dialogue de ces groupes. 

On avait tout de même quelques initiatives nationales avec des spécificités très variables. On peut citer le processus de dialogue national algérien qui a abouti, après la guerre civile, à un accord de réconciliation nationale et une réintégration des éléments du jihad. Un autre cas très intéressant qui est en cours et qui fera certainement cas d'école, du fait notamment du caractère international de l'intervention du conflit, c'est le cas afghan. Il a la spécificité de conduire deux types de dialogue. D'une part, entre les talibans et les Etats-Unis au sujet des conditions de son retrait et d'autre part, entre les talibans et le gouvernement afghan. Ensuite, on a une autre catégorie d'ouverture de dialogue, davantage axée sur la thématique de la déconstruction de la violence à registre islamique. Ces formes de dialogue s'appuient davantage sur le registre de la jurisprudence islamique, sur les questions d'usage de la violence, d'illégitimité de l'usage de la violence et a concerné, dans la majorité des cas, un dialogue avec les jihadistes en prison. Là, on peut citer de très nombreux cas l'Egypte, le Maroc, le Soudan, la Libye et la Mauritanie.

Ferdaous Bouhlel : "Il faut s'interroger sur la viabilité dans la durée"

DW : Dans certains pays comme le Burkina Faso, il y a des initiatives locales pour discuter avec des jihadistes en échange de la préservation des communautés contre les attaques. Pensez-vous que les Etats soutiennent officieusement ces initiatives ?

Ferdaous Bouhlel : Ces initiatives de dialogue par le bas, c'est-à-dire à travers le truchement des communautés, sont généralement soutenues par les Etats. Au Mali, il y a eu dans les régions de Mopti et de Ségou, au centre du pays depuis environ trois ans, une vingtaine d'accords de cessez-le-feu et d'entente, le plus souvent entre la katiba du Macina, rattaché au Jnim, et des milices communautaires pro-gouvernementales, ainsi que leurs populations de rattachement. On se rend compte depuis quelques années que la contrainte de l'interdiction de dialogue avec les groupes jihadistes a engendré de nouvelles pratiques de médiation qui sont caractérisées principalement par la sous traitance et le partage des risques à l'échelle locale, en misant sur ce qu'on appelle une régulation par le bas.

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Cette alternative a eu pour rôle, pour l'Etat malien, de compenser en quelque sorte les insuffisances normatives et le manque de consensus à l'échelle internationale sur la question de l'ouverture d'un dialogue avec les groupes jihadistes. Cette option a permis d'aller de l'avant, en quelque sorte, sans altérer ni le principe du non dialogue ni le discours officiel.

On peut en revanche se questionner sur les résultats de ces ententes. La caractéristique de ces ententes, c'est qu'elles ont une dimension de paix pratique qui permettent aux populations de reprendre une vie normale. Cela concerne la levée de l'embargo, la réouverture d'écoles et de foires, l'accès aux mares pastorales. Ces ententes permettent, à l'échelle micro locale, d'expérimenter des procédés de cessez-le- feu et de jauger de l'implication des groupes jihadistes dans le maintien de ces conditions. Mais il faut également s'interroger sur leur viabilité dans la durée et leur fonction dans le cadre général du processus de paix. En fait, ces ententes par le bas n'impliquent l'Etat qu'indirectement et on peut se demander dans quelles mesures elles s'inscrivent dans un dialogue politique. Généralement, ces ententes n'explorent pas les causes profondes des conflits et ne visent pas à dégager des réformes à l'échelle collective. Cette approche de substitution par ces ententes localisées ne sont pas à proprement parler un dialogue par le haut, tel que le souhaiterait l'Etat.

 

La doctrine du non dialogue et son origine

Le président français Emmanuel Macron à Pau, entouré de chefs d'Etat du Sahel (Archives, Pau - 13.01.2020)
La France s'oppose à l'idée de dialoguer avec les jihadistesImage : Reuters/G. Horcajuelo

DW : La France, principale partenaire militaire des Etats du Sahel s'oppose au dialogue avec les jihadistes. Pourquoi ?

Ferdaous Bouhlel : Ce que l'on constate, c'est une véritable dissonance entre la France et le Mali sur cette question. La France refuse catégoriquement tout dialogue avec les groupes jihadistes labellisés terroristes, particulièrement avec le chef du Jnim, Iyad Ag Ghaly. Cela constitue pour la France, une ligne rouge à ne pas franchir. En fait, ces dissonances ont des répercussions directes sur les relations bilatérales, mais également sur la conduite du processus de paix.

L'inclusion ou l'exclusion d'un groupe armé dans les pourparlers généralement, est affecté par deux facteurs totalement indépendants l'un de l'autre. Le premier facteur, assez pragmatique, concerne les exigences liées aux chances réelles de parvenir à un accord de paix durable. L'autre facteur concerne la dimension normative du contenu des pourparlers et pose la question sous l'angle de la compatibilité de ces groupes avec les valeurs des commanditaires internationaux dans les négociations. Là, on sait qu'il y a une crainte du côté de la France à aborder des questions relatives à la charia, au rôle de l'islam dans la régulation politique et plus concrètement, la crainte de voir la laïcité de l'Etat malien prendre fin.

C'est sans doute dans ce sens que l'on peut interpréter une des dernières déclarations du président Emmanuel Macron, qui avait des allures de mise en garde à l'endroit de l'Etat malien, il faut bien le dire, contre une supposée ouverture vers ce qu'il a qualifié d'islam radical. Donc, on voit bien ici que l'inclusion de groupes jihadistes dans une négociation, si tant est qu'elle puisse être jugée pertinente dans l'objectif de paix, ne suffit pas. Il faut également une sorte d'alignement des Etats alliés sur cette question. Alors, sur ce sujet, il faut rappeler que l'intervention ainsi que les opérations françaises ont lieu dans un cadre de coopération bilatérale pleinement consentie par l'Etat malien. Pour autant, on peut se demander jusqu'à quel point les pays qui soutiennent le relèvement du Mali peuvent avoir un droit de regard sur les décisions souveraines du Mali.

On constate, à travers encore aujourd'hui, des manifestations populaires, une gêne des populations et d'une partie de la classe politique malienne qui peuvent se sentir dépossédés de leurs droits, d'explorer cette option de dialogue en vue d'aller vers la paix et donc de décider de la façon de conduire leur propre processus de paix.