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Economie

Alléger la dette pour combattre le Covid-19 en Afrique?

14 avril 2020

Des intellectuels africains réclament davantage qu'une annulation de la dette publique : ils veulent repenser l'Afrique.

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Symbolbild Wirtschaft und Finanzen
Image : picture-alliance/K. Ohlenschläger

'Il faut redonner la priorité à l'économie de proximité' (Yves Ekoué Amaizo)

Les implications de la pandémie de Covid-19 ne se limitent pas au plan sanitaire. Les Etats d’Afrique subsaharienne se préparent à entrer en récession économique cette année, la Banque mondiale prévoit en effet une croissance négative entre -2,1% et -5,1% pour la première fois depuis 25 ans dans cette zone.

Pour accompagner les plans de soutien économiques et sociaux décidés au niveau national dans la plupart des pays, l’Union africaine vient de nommer une équipe d’experts chargés de coordonner l’aide internationale. Et la discussion sur l’annulation de la dette extérieure publique est relancée.

Les grands créanciers occidentaux se sont mis d’accord sur un moratoire de la dette extérieure africaine.

Les détails de l’accord seront dévoilés sous peu, le FMI, la Banque mondiale vont bientôt tenir leurs réunions de printemps, le G20 doit se réunir pour en discuter. Mais le ministre français des Finances assure déjà que de nombreux Etats africains seront éligibles au dispositif.

Cette mesure s’ajoute au plan d’aide d’urgence présenté par le FMI pour soutenir l’agriculture, l’industrie et la consommation en milieu rural.

La Chine, premier bailleur du continent, semble elle aussi sur la voie d’un rééchelonnement de la dette. Pékin pourrait geler les remboursements pour laisser respirer les économies africaines, mais pas les annuler totalement.

Une demande venue des Etats africains

Afin d’endiguer du ralentissement économique lié au Covid-19, le président nigérien, Mouhamadou Issoufou, avait appelé de ses vœux un "plan Marshall pour l’Afrique".

Son homologue sénégalais Macky Sall réclamait la semaine dernière une annulation ou de la dette publique contractée à l’étranger.

Fin mars, les ministres africains des Finances avaient relancé la discussion.

Leur appel avait été appuyé par la Conférence des Nations Unies sur le commerce et le développement (Cnuced) qui conseille une aide de 2500 milliards de dollars, dont la remise de 250 milliards de dette, pour amortir la crise du Covid-19 en Afrique.

L’idée a également été soutenue par les institutions de Bretton Woods fin mars et reprise par Emmanuel Macron dans son discours de lundi soir (13.04.20). Le président français y a évoqué la nécessité d’une "annulation massive" de la dette africaine par l’Europe.

Le Covid-19 de plein fouet

Les économies des principaux partenaires commerciaux de l’Afrique (la Chine, l’Union européenne, les Etats-Unis notamment) sont déjà affectées par la crise du coronavirus.

Ceci entraîne une baisse de la demande en matières premières en provenance d’Afrique subsaharienne. Les cours du pétrole, du coton et de certains métaux ont déjà commencé à chuter.

Les mesures de confinement et les interdictions de voyager touchent également le secteur du tourisme. Et avec lui toute la chaîne de métiers qui y contribuent, jusqu’aux secteurs de la pêche, de la restauration, des transports ou du divertissement, par exemple.

Même si les prévisions de la Banque africaine de développement sont moins alarmistes et ne tablent « que » sur une récession de -0,7 à -2,8% pour les économies africaines, alors que

la croissance en 2019 avoisinait les 3%.

Les exportations vont baisser – tout comme les revenus de nombreux foyers – et le chômage risque d’augmenter fortement.

Des dizaines de millions d'emplois menacés

L’Union africaine chiffre à "près de 20 millions" le nombre d'emplois "menacés de destruction", à la fois dans les secteurs formel et informel. L’ONU craint même que ce nombre atteigne jusqu’à 50 millions.

Les personnes travaillant dans le secteur informel représentent jusqu’à 80% des travailleurs du continent, qui ne bénéficient d’aucun filet de sécurité en terme de protection sociale ou d’assurance chômage.

Enfin, la diaspora établie hors du continent sera elle aussi contrainte de revoir à la baisse ses transferts d’argent aux proches restés au pays.

 

Effacer la dette, oui mais

L’économiste togolais Yves Ekoué Amaizo dirige l’Afrocentricity Think Tank.

Il rappelle toutefois que la dette extérieure des Etats ne représente qu’une partie de la dette totale. Il regrette ainsi que les Etats ne s’occupent pas davantage de rembourser leur dette intérieure "pourtant vitale pour les populations et les entrepreneurs" locaux.

Yves Ekoué Amaizo souligne par ailleurs qu’un rééchelonnement signifie simplement qu’on repousse les échéances de remboursement et ne constitue donc pas de soulagement sur le long terme puisque la dette persiste.

Par ailleurs, l’économiste réclame davantage de transparence : il note que ce qui est présenté comme un "cadeau" généreux de la part des pays riches ou des institutions financières internationales pour soutenir des pays en crise est presque toujours assorti de conditions qui sont tues au grand public. Parmi ses craintes : l’"annulation de la dette en échange des tests grandeur nature pour trouver des vaccins contre le Covid-19."

"Faire du pain ici pour le vendre au Brésil"

Selon lui, pour réduire durablement la dépendance des Etats africains à l’étranger, tout en protégeant l’environnement, la crise du Covid-19 doit être l’occasion notamment de valoriser l’économie de proximité et l’économie circulaire. Pour "réorganiser la production de richesses en Afrique" et illustre sa pensée avec un exemple concret :

"Il n’y a pas de sens à faire du pain pour aller le vendre au Brésil ou au Japon. Il doit en être de même pour la plupart des aliments et des biens dont nous avons besoin.Il s’agit donc de redonner la priorité pour produire, échanger, consommer et innover – si possible avec des incitations fiscales – dans un rayon de moins de 1000 km autour de soi."

Yves Ekoué Amaizo préconise aussi de penser l’économie comme devant servir non plus les Etats ou les dirigeants, mais bien, d’abord, les intérêts des populations.

La task force de l’UA axée sur l’argent

Alors Yves Ekoué Amaizo ne croit pas tellement à la "Covid-task force", ce groupe d’experts mis en place par l’Union africaine pour collecter des fonds afin de lutter contre le coronavirus.

"Les personnalités : Tidjane Thiam, ex-patron d’un ebanque suisse, Ngozi Okonjo-Iweala, ex-ministre des Finances du Nigeria et ancienne DG de la Banque mondiale, Trevor Manuel, ex-grand ministre qui a beaucoup lutté contre la corruption en Afrique du Sud, et qui a aujourd’hui sa propre société financière, et Donald Kaberuka, ancien président de la Banque africaine de développement.

Le problème est qu’au lieu de chercher des solutions pour l’éradication du Covid.19, l’Union africaine semble se concentrer sur la recherche d’argent, la réduction des dettes. On dirait bien que cette institution, l’UA, a un problème de crédibilité car elle est financée à plus de 83% par des fonds non-africains. Et cela pose un problème. On aurait aimé avoir parmi ces personnalités quand même des médecins africains de renom – et il y en a. »

Lettre ouverte de 90 intellectuels

Faire un bilan de la gestion des fonds publics en Afrique et plus globalement du système économique, c’est ce que réclament aussi 90 intellectuels signataires d’une lettre ouverte aux chefs d’Etat africains.

Parmi ceux qui ont récolté ces signatures se trouve l’économiste sénégalais Ndongo Samba Sylla, révolté par les inégalités mises en lumière par la crise actuelle.

"Pour prendre un exemple : une étude faite en 2017 au Sénégal montrait que 52% des ménages ruraux n’avaient accès ni au savon ni à l’eau potable. Ça montre que les gestes barrières (anti-coronavirus) sont impraticables pour beaucoup de nos populations."

Changer d'orientation

D’après Ndongo Samba Sylla, la crise liée au coronavirus montre qu’"il faut changer d’orientation de développement" de la façon suivante :

"Il faut aller davantage vers la souveraineté alimentaire et la souveraineté économique et monétaire. Cela requiert beaucoup plus de concertation entre pays africains, pour aller vers une dynamique d’intégration qui ne repose pas intégralement sur les marchés mais sur l’union politique, sur l’intégration politique africaine, comme l’avaient pensée nos pères fondateurs, des gens comme Kwame Nkrumah, Cheikh Anta Diop etc. C’est-à-dire aller vers l’unité africaine, dans l’autosuffisance, et exiger un nouvel ordre mondial où les peuples ont plus de marge de manœuvre et où les moyens de développement reposent sur une croissance partagée et équitable pour tous."