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La spécificité africaine des restitutions d’œuvres d’art

Jean-Michel Bos
24 août 2023

Le retour des objets vise à réparer les pillages de la colonisation. Mais le récent renvoi de bronzes au Nigeria ne s’est pas déroulé comme prévu.

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La photo montre deux des 22 bronzes rendus par l'Allemagne au Nigeria. Deux figures humaines dont une à droite porte de larges bijoux sur le cou.
Deux des 22 bronzes rendus physiquement par l'Allemagne au Nigeria.Image : Florian Gaertner/photothek/IMAGO

Le 25 août 2022, un contrat signé entre l'Allemagne et le Nigeria transfèrait la propriété de 512 bronzes du Bénin des collections du Musée ethnologique de Berlin à l'Etat nigérian. 

La DW vous propose, un an après le début du processus, de faire le bilan du débat sur les restitutions.

 

C'est une histoire atypique qui a débuté de manière spectaculaire. D'autant que le premier accord du 25 août dernier a été suivi par un autre, en mai 2023, qui concernait cette fois 618 bronzes provenant d'autres musées en Allemagne.

En tout, ce sont plus de 1.100 objets pour lesquels l'Allemagne a renoncé à son droit de propriété. L'Allemagne était en effet dans le monde, après le Royaume-Uni, le pays qui possédait le plus grand nombre de ces bronzes.

Les bronzes du Bénin sont un cas emblématique des pillages liés à la période coloniale. En 1897, en représailles au meurtre de diplomates britanniques, l'amiral Harry Rawson attaque et détruit Benin City, la capitale du royaume de Benin, au sud de l'actuel Nigeria.

Plus de 5.000 bronzes du Bénin sont alors emportés. A l'époque, cette pratique est légale : jusqu'à la Convention de la Haye, en 1899, la pratique militaire du butin et du trophée était encore admise. 

22 objets rendus à l'héritier royal

Mais cet argument juridique n'est désormais plus acceptable et dans un cas aussi clair que le saccage de Benin City, l'Etat allemand a décidé de rendre la totalité des bronzes conservés dans les collections des musées du pays.

A peine débutée, la restitution des bronzes a toutefois pris un tournant inattendu. Les 22 premiers objets rendus physiquement par Berlin n'ont pas été mis dans un musée mais donnés par l'Etat nigérian, le 28 mars dernier, à Oba Ewuare II, l'actuel chef de la famille qui régnait sur le royaume de Benin en 1897.

Scandale ? Muhammadu Buhari donne les bronzes de Benin City à une famille royale

En Allemagne, les autorités de la région de Saxe ont exigé des clarifications et souhaitent suspendre les démarches de restitution. La Saxe possède en effet 262 bronzes dans ses musées, la deuxième plus grande collection d'Allemagne. 

"Ce qu'il advient des bronzes maintenant, c'est au propriétaire actuel d'en décider, et c'est l'Etat souverain du Nigeria", a déclaré, visiblement agacée, la ministre fédérale de la Culture, Claudia Roth, à la chaîne publique ZDF. 

Lars Christian Koch, le directeur du Musée ethnographique de Berlin, rappelle en effet que la restitution des œuvres s'est réalisée sans condition concernant l'exposition de ces bronzes dans des musées au Nigeria.

"Le transfert de propriété impliquait qu'un tiers reste dans notre collection sous forme de prêt pour les dix prochaines années. Mais cet accord ne concerne pas les objets qui sont déjà physiquement de retour au Nigeria. Il n'y a pas eu de condition à cela", explique-t-il

Pourtant, l'Allemagne contribue à la construction du Musée de l'art ouest-africain à Benin City. Le gouvernement fédéral y investit cinq millions d'euros, la moitié des coûts totaux. 

Faux départ

Dans le contrat signé en août 2022, le souhait était que les artefacts restitués soient exposés dans un pavillon du complexe muséal prévu par l'architecte David Adjaye.

"Nous n'allons pas dire que nous voulons décider maintenant, après avoir transféré la propriété, de ce qu'il faut faire avec ces objets ", ajoute Lars Christian Koch. "Mais nous avons eu une très bonne collaboration avec notre partenaire nigérian. Nous avons affaire à des collègues qui savent ce qu'ils font, qui savent également ce que ces objets signifient et ce qu'ils signifient pour le public."

Interrogé sur ce "faux départ” dans la collaboration avec le Nigeria, le directeur du Musée ethnographique de Berlin concède toutefois que ce n'était pas le résultat attendu. "Je préfère pour l'instant ne pas faire d'interprétation, mais je ne dirais pas non plus que c'est une bonne nouvelle. C'est d'abord une nouvelle et nous allons maintenant attendre de voir ce qui se passe ensuite dans l'ensemble de la discussion."

Car l'une des craintes est que les objets atterrissent dans des collections privées ou soient vendus sur le marché de l'art. 

C'est déjà arrivé dans l'ancien Zaïre, en 1976. La Belgique avait accepté de rendre, sous forme de prêt, 114 objets au Musée national de Kinshasa. Quelques années plus tard, il n'en restait qu'une vingtaine et certains se sont retrouvés sur le marché.

Vision européenne des restitutions

Ces suspicions irritent le président de la Fondation du patrimoine prussien, Hermann Parzinger, chargé du musée ethnologique de Berlin : "Voulons-nous vraiment revenir à l'attitude des années 1970, lorsque nous, Européens, assimilions le retour des biens culturels à l'Afrique à la perte, à la destruction et à la vente ?"

Au Nigeria, le président de l'agence gouvernementale en charge du retour des œuvres pillées, Abba Isa Tijani, a affirmé à l'AFP que "les objets seront accessibles aux chercheurs, au public et aux touristes et ne pourront pas être vendus".

Peju Layiwola, historienne de l'art et artiste nigériane, critique une "propagande qui consiste à dire que les objets seront perdus". Tout ne serait pour elle qu'une "excuse pour ne pas rendre les objets car ils ne veulent pas les rendre". 

Julien Volper est conservateur au Musée royal d'Afrique centrale de Tervuren, en périphérie de Bruxelles. Il ne cache pas son manque de compréhension pour cette restitution.

"Pour moi, la faute principale a été d'avoir désinscrit des objets des collections nationales allemandes”, estime-t-il. "A partir du moment où ces objets n'appartiennent plus à l'Allemagne, si l'Etat du Nigeria décide de les rendre à l'héritier, je ne vois pas en quoi l'Allemagne aurait quelque chose à dire là-dessus.”

Julien Volper critique une vision européenne des restitutions qui ne correspondrait pas, selon lui, aux attentes des Etats africains. 

"En fait, on calque un point de vue très européen là-dessus. Et la belle histoire veut que ce soit mis dans des musées au Nigeria et que le public du Nigeria en profite comme le public européen. Sauf que cette histoire, les Etats européens ont beau l'avoir écrite, ce n'est pas forcément ce qui va se faire.”

L'emprise coloniale

Face au scepticisme de Julien Volper, il y a la conviction soutenue par Bénédicte Savoy et Felwine Sarr, les deux auteurs du Rapport sur la restitution du patrimoine culturel africain, publié en novembre 2018.

Que dit ce rapport ? Que l'entreprise coloniale a consisté à piller systématiquement les pays conquis de leurs œuvres d'art.

"Appréhender l'étendue de l'appropriation par la force, c'est saisir la violence coloniale qui fut à l'œuvre pendant des siècles. C'est aussi mesurer le rôle originel des musées dans l'entreprise de dépossession d'un continent”, écrit l'historienne de l'art Bénédicte Savoy, professeure à l'Université technique de Berlin.

Cette emprise coloniale se retrouve dans les collections. Le Musée de Tervuren possède environ 129.000 objets, dont 100.000 proviennent de l'ancienne colonie belge, aujourd'hui la République démocratique du Congo. 

Au Musée ethnologique de Berlin, un tiers des 75.000 objets africains provient des anciennes colonies allemandes.

Enfin, la carte des collections du Musée du quai Branly à Paris se superpose à celle de l'ancien empire colonial français.

Le Musée du quai Branly, ainsi que le Musée ethnologique, ont d'ailleurs tous deux acquis durant la période coloniale l'essentiel de leurs objets provenant d'Afrique subsaharienne. 

Une spécificité africaine

Il y aurait donc une spécificité africaine, ou d'Afrique subsaharienne : l'ampleur des pillages d'œuvres d'art réalisés durant la colonisation. C'est cette spécificité qui justifierait les restitutions. 

Dans le cas de l'Egypte et la Grèce, en dépit du fait que le Scribe accroupi se trouve au Louvre ou que les Frises du Parthénon sont exposées au British Museum, le Musée égyptien du Caire et le Musée archéologique d'Athènes renferment encore d'importantes collections auxquelles ont accès la jeunesse de ces deux pays.

En Afrique subsaharienne, seuls les musées de Lagos, de Nairobi ou de Kinshasa ont des collections importantes. Mais rien de comparable.

En 1978, le directeur général de l'Unesco, Amadou-Mahtar M'Bow, déclarait déjà : "Les peuples victimes de ce pillage (…) ont été dépossédés d'une mémoire qui les aurait sans doute aidés à mieux se connaître eux-mêmes, certainement à se faire mieux comprendre des autres.”

Bénédicte Savoy a publié, en juin dernier, avec Albert Gouaffo, professeur à l'Université de Dschang au Cameroun, une étude affirmant que les musées allemands détiendraient 40.000 artefacts camerounais, dont la plupart seraient maintenus dans les réserves.

Les collections nationales camerounaises ne posséderaient pour leur part que 6.000 objets.

Ecoutez l'interview avec l'historienne de l'art Bénédicte Savoy

90% des objets d'art africains

Il y a dans ce dossier un chiffre qui circule souvent : 90% des objets d'art d'Afrique subsaharienne se trouveraient en-dehors du continent.

L'origine de cette estimation de 90% remonte à une déclaration du Béninois Alain Godonou, lors d'un forum de l'Unesco, organisé en 2007.

Il est important de comprendre si cette estimation est correcte ou si elle est devenue un cliché qui travestit la réalité. Car la thèse de la spécificité africaine repose aussi sur ces 90%.

Dans un article publié en 2020 dans La Tribune de l'Art, Julien Volper s'en prend au "mythe des 90%”.

"Sur quoi se base donc l'argumentaire selon lequel il existerait une exception historique africaine ?”, écrit-il. Julien Volper déplore le fait qu'on ne considère que le patrimoine muséal, oubliant ainsi, selon lui, de s'intéresser à d'autres ressources : les sites archéologiques, les objets ethnographiques contemporains ou encore les nombreux objets disponibles sur le marché privé.

Selon lui, si l'argument du particularisme africain ne tient plus, alors c'est "l'effet Boîte de Pandore” car, après tout, "en quoi serait-il plus légitime de restituer les biens pillés à l'Afrique que ceux emportés en Belgique par les armées napoléoniennes ?”

Un vide pour la jeunesse africaine

"J'ai été attaqué par rapport à ce chiffre qui a été un peu sorti de son contexte”, concède Alain Godonou, "car je parlais des inventaires des musées africains comparativement aux musées en Europe”.

Avant d'être directeur des Programmes musées du Bénin, celui-ci a été à la tête de l'Ecole du patrimoine africain, basée à Porto-Novo. C'est à cette occasion, explique-t-il, qu'il a établi cette estimation sur la base des inventaires nationaux compilés par les étudiants et professionnels en formation dans cette école.

Car celui-ci en est convaincu : il y a bien une spécificité de l'Afrique subsaharienne. "En Egypte et en Grèce, le manque n'est pas de la même dimension », ajoute-t-il. "Ce manque, ce vide, a eu des conséquences. La jeunesse africaine n'apprend rien de son patrimoine. Ce qui fait que l'élite africaine a très peu de connaissance et de considération pour les cultures traditionnelles africaines.”

Le cas des bronzes rendus au Nigeria par l'Allemagne ne doit cependant pas être généralisé car l'attitude du Bénin est à l'opposée.

"Nous avons une position très claire : les restitutions sont faites à l'Etat béninois”, affirme Alain Godonou, rappelant ainsi les 26 œuvres rendues par la France au Bénin, en novembre 2021. 

Présentées dans une exposition qui a rassemblé plus de 230.000 visiteurs à Cotonou, ces pièces doivent rejoindre le Musée des trésors royaux du Bénin qui doit ouvrir ses portes en 2024, à Abomey. 

L'Etat béninois investit "un milliard d'euros dans la mise aux normes des musées" pour accueillir les restitutions, selon Alain Godonou, qui ajoute que cette somme  est "essentiellement financée par les moyens nationaux".

Nous n'avons pas pu vérifier les détails de cet investissement qui paraît important pour un pays comme le Bénin, mais la construction du musée d'Abomey est, pour sa part, cofinancée par l'Agence française de développement à hauteur de 35 millions d'euros.

"Nous considérons que les œuvres d'arts sont notre richesse et qu'elles ne peuvent pas être traitées dans le cadre d'une appartenance ethnique”, précise le directeur des Programmes musées du Bénin.

Car accepter les revendications d'une communauté reviendrait à ouvrir la porte à d'autres qui pourraient, ensuite, réclamer leurs droits sur l'héritage culturel du pays.

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Jean-Michel Bos Journaliste au programme francophone de la DW.JMBos