Mbour, plaque tournante de la migration irrégulière
3 octobre 2024Avec ses plus de 800.000 habitants,Mbour pleure la mort de 39 personnes ayant péri début septembre dans le naufrage de leur embarcation clandestine en direction de l’Europe.
Cette migration irrégulière et complexe se développe face à l’impuissance des autorités qui ne parviennent pas à enrayer ces nombreux départs.
"Moi qui vous parle, j’ai perdu deux enfants qui se trouvaient aussi dans la pirogue qui a chaviré tout récemment au large des Almadies avec plus de 30 corps repêchés. Il en reste encore dans la mer", explique Yatma Diop, le regard évasif, les yeux larmoyants. Elle peine à se remettre de la disparition de ses enfants dans le chavirement d’une embarcation découverte par la marine sénégalaise le 22 septembre. Au moins 30 corps avaient été repêchés.
Nerveuses et impitoyables, ces vagues avaient déjà rejeté deux semaines plus tôt, sur le quai de pêche de Mbour, les cadavres d’une quarantaine de jeunes Sénégalais décédés en mer.
Yatma Diop est le porte-parole des parents des 20 jeunes décédés dans sa famille. Ils avaient entre 10 et 40 ans.
"Ce son nous, les parents, qui avions motivé leur départ parce que nous comptions nos activités de pêche qui, aujourd’hui, ne marchent plus. Nos enfants revenaient soit bredouilles soit avec une petite quantité de produits qui ne leur permettait pas de subvenir à leurs besoins. La plupart d’entre eux sont mariés. C’est pour cette raison qu’ils avaient pris la mer dans l’espoir d’une vie meilleure, ailleurs", raconte Yatma Diop.
Selon leurs proches, ils partaient en Europe, en quête d'une vie meilleure. La famille de Yatma a aménagé un lieu de recueillement en mémoire de ses fils partis pour toujours.
Le drame des disparitions
Trois rues plus loin, Codou, originaire de Saint-Louis, n’a plus de nouvelles de sa nièce âgée de 30 ans qui se trouvaient dans la même pirogue. Elle partait vendre des boubous en Espagne.
"Cela fait un mois que son père et sa mère ne l’ont pas vue, confie-t-elle. Ils ne savent pas si elle est vivante ou morte. Son père a dépensé beaucoup d’argent pour la retrouver mais les recherches n’ont rien donné. On s’en remet à Dieu. On n’a fait les cérémonies sans savoir si elle est toujours vivante ou morte. Nous croyons en Dieu. Elle a laissé tout son argent ici".
A défaut de statistiques fiables, plusieurs sources non officielles estiment que plus d’une centaine de filles et fils de Mbour ont disparu ou sont morts en mer depuis début 2024.
D’autres sources indiquent encore qu’un nombre important de mineurs de moins de dix ans partent clandestinement vers l’Espagne.
La récurrence de ces tragédies en mer notamment au large des côtes sénégalaises fait de Mbour, une plaque tournante de l’émigration irrégulière en direction de l’Europe. La persistance du phénomène suggère qu’à Mbour, l’activité de passeur est devenue une activité lucrative avec de nombreuses ramifications.
Samba Ba, expert en migration, coordonnateur de l’association Diaspora, Développement Education, Migration (DIADEM), estime qu'"il y a une certaine mafia derrière tout cela. Il y a une mafia dans l’organisation des pirogues, des voyages, des recruteurs, ceux qui fabriquent les pirogues, ceux qui vendent le carburant, les gens qui organisent le voyage. A mon avis, c’est une chaîne. Une chaîne qu’il faudra démanteler. Et pour cela, il faudra plus d’implication de l’Etat du Sénégal parce que seul l’Etat détient les moyens coercitifs pour lutter véritablement contre ce fléau".
Tout le monde se connaît
Le littoral de la ville de Mbour est long d’environ 1 kilomètre. Il s’y développe tous les jours une kyrielle d’activités économiques de menuiserie, de forge, de mécanique, de pêche et de commerce. Ici, tout le monde se connaît mais il est difficile d’identifier qui est passeur, recruteur ou complice de trafiquants, témoigne Thomas d’Aquin (son nom a été changé), un habitant du quartier Téfess :
"Moi, je ne crois pas ! Il y a des gens qui sont informés mais ils ne parlent pas. Chaque pirogue qui doit quitter ici et qui achète du carburant pour 1,5 millions de francs CFA, c’est sûr qu’elle prend le chemin de l’Espagne ! Et puis, sur la plage, il y a le service maritime qui surveille. On ne peut pas surveiller sans apercevoir une pirogue qui se prépare pour un voyage. C’est impossible ! C’est du commerce, c’est du lobby. C’est un grand commerce qui est à l’intérieur."
Installées le long du quai de pêche de Mbour, une trentaine de stations-services approvisionnent les pirogues en carburant depuis de longues années, explique un pompiste qui se plaint de mévente mais qui ne dément pas les propos de Thomas d’Aquin.
"Les temps sont durs"
Selon lui, "ces temps-ci, c’est un peu dur. Il n’y a pas de boulot pour les pirogues. C’est dur franchement ! Des fois, si ça marche, tu peux vendre 28.000 litre d’essence dans un mois ! Ceux qui conduisent les petites pirogues achètent le carburant à crédit. Au retour de la pêche, ils te payent. Mais quand ils reviennent bredouilles, sans produits de pêche, tu les inscris sur la liste des débiteurs. C’est comme cela que ça fonctionne. Idem pour les grandes pirogues qui vont en haute mer. Au retour, tu encaisses l’argent. Peu de piroguiers payent cash à l’achat".
Quant à ceux qui vont en Espagne, estime le pompiste, "ils payent cash. Si les pirogues partent, qui va te payer ? De ce côté- là, eux ils payent. Mais souvent c’est comme cela que ça se passe. C’est dur aussi !"
Sur le quai, le carburant est exonéré des taxes douanières. Il est vendu exceptionnellement aux piroguiers à 497 francs CFA, le litre, précise le pompiste. Il indique que d’ordinaire, le chiffre d’affaire mensuel d’une station-service tourne autour de 14 millions de francs CFA soit un peu plus de 21 mille euros.
Ce chiffre ne prend pas en compte les ravitaillements périodiques des pirogues en partance pour l’Espagne qui achètent entre 2.500 et 3.000 litres d’essence pour l’aller simple.
Ousmane Ciss ne considère pas les fournisseurs de carburants comme des complices. Mais ce mécanicien hors-bord pense que la migration irrégulière nourrit tous ceux qui interviennent dans la fabrication et l’équipement des pirogues, et profite surtout aux promoteurs et recruteurs de migrants.
"C’est un peu plus complexe. Si moi je suis un promoteur, cela me profite. Moi, si je vends un moteur, je suis ok. L’immigration est un fait. Elle ne peut pas être arrêtée", Ousmane Ciss, mécanicien hors-bord.
Bassirou Diomaye Faye dénonce les "vendeurs d'illusions"
Les drames répétitifs de la migration irrégulière constituent un défi pour le président Bassirou Diomaye Faye qui en arrivant au pouvoir, s’est adressé à la jeunesse du pays à qui il a promis une vie meilleure.
Son Premier ministre Ousmane Sonko a dit aux jeunes que la migration irrégulière n’était pas une option.
Après le naufrage en septembre d’une embarcation en direction des îles Canaries, qui a coûté la vie à quelque 125 Sénégalais, le président Bassirou Diomaye Faye a annoncé une intensification de la répression des trafiquants.
"Ce qui est arrivé ici à Mbour, qui est arrivé quelque peu partout sur les côtes du Sénégal est le fait des filières de migration qui sont, il faut le dire, dans le trafic d’êtres humains, qui exploitent le désespoir de cette jeunesse et qui leur vendent le rêve d’un avenir meilleur. Mais je voudrais dire que la traque sans répit contre ces vendeurs d’illusion, ces vendeurs de la mort va s’intensifier dès à présent", a déclaré le président sénégalais.
Ce message est bien accueilli par Samba Ba, expert en migration. La répression est indispensable, elle est urgente, rappelle-t-il en faisant allusion aux audiences en cours au Tribunal de grande instance de Mbour.
L’expert et coordonnateur départemental de DIADEM à Mbour n’exclut pas des peines privatives de liberté pour des passeurs, des recruteurs et leurs complices qui seraient reconnus coupables. Pour lui, "il y a une forme de criminalité derrière. Et ces gens-là présentés devant le procureur, s’ils prennent une peine de prison, à mon avis cela peut être un moyen de dissuasion pour les autres qui seraient tentés de le faire."
La répression n'est pas une solution durable
En dehors de l’Etat, la société civile essaie de sensibiliser contre les départs de migrants par la voie irrégulière.
L’Association Nationale des Partenaires Migrants, active à Mbour depuis 2006, s’est engagée dans la recherche de solution durable contre le développement de la migration irrégulière. Son président Mouhamadou Moustapha Fall assure que "nous n’encourageons pas la répression parce qu’elle ne va rien régler. Mais il fallait plutôt mettre en place des politiques capables de prendre en charge la reconversion des pêcheurs de manière à ce qu’ils n’aillent plus organiser des voyages. Dans tous les cas, nous, nous encourageons, nous assistons, nous accompagnons les candidats à la migration qui sont dans des difficultés, dans des situations de détresse. Nous ne pouvons pas demander aux jeunes de ne pas migrer, de ne pas voyager parce que voyager, c’est un droit".
Voyager, c’est un droit mais la migration doit être légale et régulière, fait observer Samba Ba, de DIADEM à Mbour.
Au Sénégal, le trafic de migrants est un délit. Il est puni de 5 à 10 ans d’emprisonnement et d’une amende de un à cinq millions de francs CFA par la loi.