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Kader Attia, réparer les blessures pour réinventer le monde

Melissa Chemam
13 septembre 2022

L'artiste franco-algérien est curateur de la Biennale de Berlin. Son projet "Still present" montre comment la colonisation d'hier est encore présente sous d'autres formes aujourd'hui. Et comment l'art peut y remédier.

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Kader Attia
Kader Attia, curateur de la biennale de BerlinImage : Luo Huanhuan/Xinhua/Imago

La 12ème Biennale d'art contemporain de Berlin se tient depuis le 11 juin 2022 dans la capitale allemande. Elle est organisée cette année par le curateur Kader Attia, qui a créé une équipe de commissaires d'exposition et d'artistes pour réfléchir en particulier sur les questions de décolonisations, les dialogues entre les pays du Sud et le besoin de réparer les blessures du monde pour le réinventer.

La Berlin Biennale réunit jusqu'au 18 septembre des artistes des cinq continents, dont l'artiste féministe turque Nil Yalter, le photographe jordanien Lawrence Abu Hamdan, la vidéaste Susan Schuppli, et l'artiste congolais Sammy Baloji.

L'artiste franco-algérien Kader Attia, qui a travaillé en Afrique, en Europe et en Asie, est basé à Berlin depuis une dizaine d'années. Il a choisi d'intituler la manifestation ‘Still Present !'.

La Biennnale de Berlin se tient dans le bâtiment Gropius à Berlin
La 12ème biennale d'art contemporain de Berlin referme ses portes le 18 septembre 2022 après trois mois d'expositionImage : LauraFiorio/Berlin Biennale

DW: Kader Attia, comment avez-vous commencé à envisager les thèmes principaux et le but de cette biennale que vous avez intitulée "Still Present" ?

Kader Attia: J'essayais déjà de me poser la question qui avait été initiée lors du projet "La colonie" il y a plusieurs années, à savoir qu'est-ce que nous pourrions développer comme plateforme de réflexion, comme espace d’expérience, comprendre de manière plus généalogique, c'est-à-dire fondé sur une histoire, le monde dans lequel nous vivons.

Pour moi, le monde dans lequel nous vivons est parsemé de blessures qui sont liées à son histoire et à la modernité. Sauf que la modernité, avec tout ce qu'elle a de positif, porte en elle aussi des problèmes de société, d'injustice, de ségrégation, etc., ce que j'appelle les "blind spots", les angles morts de la modernité.

Donc pour le faire, j'ai imaginé d'abord une sorte de cartographie et une boussole pour naviguer à travers cette cartographie, dans laquelle les quatre points cardinaux seraient la nécessité de décoloniser l'écologie – en tout cas ce qu'on appelle l'écologie, puisque la catastrophe environnementale est le résultat d'une extraction massive liée au capitalisme et à la colonisation et à l'esclavage, mais aussi d'autres secteurs de la pensée coloniale, comme par exemple la relation entre le colonialisme et le fascisme, la relation entre le féminisme et le colonialisme, donc avec une idée plutôt d'inviter des artistes féministes des Sud, d'Inde, d'Afrique du Nord, du Moyen Orient, du Vietnam et d’Afrique subsaharienne, et enfin à la très actuelle nécessité de comprendre le caractère colonial de l'héritage des pays occidentaux à travers les musées d’ethnographie, mais aussi tout le patrimoine accumulé depuis les colonies.

DW: Donc, vous avez annoncé très tôt cette envie de parler de ces questions coloniales, ce désir d'explorer, avec cette Biennale, comment le colonialisme et l'impérialisme continuent de fonctionner dans le présent. D'où cette idée de "Still Present" et c'est pour vous lié à décoloniser le monde de l'art, évidemment, et des musées. Est-ce que vous pouvez résumer un peu comment vous vous y êtes pris? Je sais que vous avez voulu former une équipe autour de vous et ne pas faire ce travail tout seul et représenter plusieurs parties du monde par exemple.

"Les artistes nous aident à réapprendre à rêver par nous-mêmes"

Kader Attia: La première chose, ça a été de penser en groupe pour pouvoir avoir des conversations qui participent du procédé curatoriel, mais en amont. Donc j'ai invité une curatrice qui est au Sénégal, avec qui je travaille depuis plusieurs années et qui s'appelle Marie Hélène Pereira. J'ai invité Rasha Salti, qui est curatrice, plutôt spécialisée dans le cinéma, qui est palestinienne, qui a travaillé aux États-Unis, en France et au Liban, une Israélienne qui vit aux Etats Unis. Noam Segal, qui travaille aussi sur les questions de colonisation et particulièrement qui est assez critique de la colonisation. Ensuite, une curatrice vietnamienne, Đỗ Tường Linh, et qui pour moi était nécessaire parce que vivant à Berlin, j'ai été très sensible – et je le suis toujours – à la communauté vietnamienne sous-représentée dans l'art contemporain, alors qu'en fait elle est extrêmement importante ici à Berlin.

DW: Vous avez beaucoup travaillé sur la notion de réparation, de laisser parler les blessures. Est-ce que vous pouvez donner des exemples de comment les artistes ont exprimé ces concepts?

Kader Attia: Des artistes, comme par exemple le Français Mathieu Pernot qui montre un travail qu'il a réalisé avec une famille de gitans dans le sud de la France pendant 20 ans et nous montre à quel point, justement, le présent peut aussi s'étirer et donc nous transporte dans un rapport à l'autre qui ralentit. Parce que s'il y a une chose qui me paraît importante, c'est une phrase qui n'est pas de moi qui vient. Un sociologue qui s'appelle Damien Bougnoux et qui dit : "si l'humanité s'est obsédée à inventer des machines à accélérer, alors peut-être l'œuvre d'art est une machine à ralentir le temps."

Montrer ses blessures, c'est douloureux, ce n'est pas jouissif. Et donc des artistes comme Imani Brown y retracent la manière dont le corps de l'esclave noir à travers le Black Atlantic et le fait que ces esclaves aient été enterrés en Louisiane, par exemple, de manière anonyme dans les plantations, ou continuerait aujourd'hui avec l'extraction des sols, l'énergie fossile ou la pollution des mêmes sols par les industries pétrochimiques de cette région, donc, si vous voulez, il y a un fil conducteur qui est intéressant.

Je crois que cette capacité qu'a l'artiste de créer un espace d’émotions, c'est aussi une capacité à nous faire rêver en fait, à nous aider à réapprendre à rêver par nous-mêmes. Nous ne sommes plus vraiment maîtres de nos pulsions puisqu'elles sont en permanence convoitées par une extraction de données comportementales. Et je crois que les œuvres d'art projettent les hallucinations des artistes qui nous aident à halluciner avec eux.

Les deux choses fondamentales que j'offre au spectateur pour essayer de respirer et de rêver, c'est justement un les œuvres d'art comme celles de Taysir Batniji qui représente par exemple un sablier mis à l'horizontale et qui montre que le temps est arrêté. Et aussi des artistes qui justement, arrivent à nous proposer une capacité à halluciner avec eux, un monde possible à réinventer. Je crois que toute exposition est structurée de cette manière. La première partie montre une cartographie du monde à travers toutes ses blessures et la dernière partie montre cette capacité qu'ont les artistes à nous faire halluciner avec eux et à nous aider à désautomatiser nos rêves. C'était Bernard Stiegler, un philosophe qui m'influence beaucoup.

DW: Kader Attia, merci.

Kader Attia: Merci à vous.