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Black-out au Cachemire

Emmanuel Derville
28 août 2019

Le gouvernement indien a abrogé l'autonomie du Cachemire le 5 août. Depuis, la révolte couve et les autorités usent de la répression pour étouffer un soulèvement. Reportage.

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Indien Kashmir | We want Freedom Graffity in Srinagar
Image : Getty Images/AFP/J. Andrabi

Lundi 19 août, village de Shirmal, vallée du Cachemire. Il est deux heures du matin, Shabana, 24 ans, dort au premier étage de sa maison. Soudain, un bruit réveille la jeune femme.

La peur règne chez les habitants de la région de Srinagar
La peur règne chez les habitants de la région de SrinagarImage : Reuters/D. Siddiqui

"Nous étions en train de dormir et tout à coup j'ai entendu des coups contre le portail de la propriété. Des soldats ont enfoncé la porte d'entrée et nous ont jetés hors de la maison. On leur demandait ce qu'il voulait mais ils ne nous ont pas répondu. Ils n'arrêtaient pas de nous pousser. Ils étaient au moins cinquante. Ils ont aussi déchiré mes vêtements. J'ai crié et l'un d'eux m'a fait taire en pressant sa main contre ma bouche. Ils ont dit qu'ils allaient me tuer si je ne me taisais pas. Ils ont dit qu'ils allaient me violer, qu'ils allaient me descendre avant de me jeter sur le sol. Ils ont embarqué mon frère et maintenant il est en prison alors qu'il a subi une opération du genoux et du nez il y a quelques mois. J'ai dit aux soldats qu'il était malade. Mais ils n'ont rien voulu entendre. Et depuis qu'il est en prison, il ne va pas bien. Il a été blessé, notamment sur un orteil parce qu'ils l'ont torturé chez nous avant de l'emmener."

Le cauchemar dure une demi-heure. Réveillés par le vacarme, des villageois comme Bilal Ahmed sortent de chez eux.

"Quand je suis sorti pour comprendre ce qui se passait, j'ai vu des soldats et des policiers partout. Ils ont tiré avec des fusils à mitraille qui projettent des dizaines de billes en métal. J'ai essayé de rentrer chez moi mais j'ai été touché dans le dos et j'ai toujours mal. Les forces de sécurité n'arrêtaient pas de tirer et le village d'à côté a cru à des échanges de tirs entre l'armée et des militants. Ils tiraient en l'air, sur les maisons et sur les gens."

Le Cachemire est coupé du monde

Indien Kashmir | Leere Straße in Srinagar
Image : Getty Images/AFP/J. Andrabi

Depuis que le gouvernement a abrogé l'autonomie du Cachemire le 5 août, les forces indiennes semblent intensifier leurs opérations, investissent les maisons pour arrêter des enfants et des adolescents.

Conscient du caractère explosif de l'abrogation, le gouvernement veut empêcher un soulèvement. Les raids nocturnes et l'emprisonnement de mineurs visent à dissuader les civils de se révolter. Toutes les communications sont bloquées : privé d'internet et de téléphone, le Cachemire est coupé du monde.

Hors micro, un fonctionnaire de Srinagar admet le ras-le-bol ambiant. "Beaucoup d'enfants n'osent plus sortir pour aller jouer", dit-il. "Les gens commencent à en avoir marre. Ils nous en veulent. Il y a quelques jours, j'ai dû enlever mon uniforme pour rentrer chez moi."

Revendications séparatistes

L'incertitude plane sur ce qui passera quand le gouvernement lèvera le black-out. À Pulwama, les habitants comme Rafiq Ahmad se disent déterminés à arracher leur indépendance.

Le drapeau indien est brûlé en signe de protestation
Le drapeau indien est brûlé en signe de protestationImage : Reuters/A. Soomro

"Quand le Cachemire a rejoint l'Union indienne, il l'a fait selon les termes d'un accord qui lui accordait l'autonomie. Il y avait deux articles de la Constitution qui garantissait cette autonomie. Maintenant que celle-ci a été abrogée, les forces indiennes sont devenues une armée d'occupation. Cette occupation est illégale. Nous ne considérons plus comme des citoyens indiens. L'Inde doit nous libérer. - Est-ce que vous demandez l'indépendance ? - Absolument. C'est ce qu'on veut tous."

Les Cachemiris pourraient avoir du mal à s'organiser. Des centaines de politiciens locaux ont été mis en prison.

Modi veut "épurer la classe politique"

Le Cachemire va devenir un territoire de l'Union dans quelques mois. La population pourra élire ses députés locaux, mais le gouvernement régional aura des pouvoirs limités.

Narendra Modi estime avoir joué un rôle de "pionnier" en retirant son autonomie au Cachemire
Narendra Modi estime avoir joué un rôle de "pionnier" en retirant son autonomie au CachemireImage : picture-alliance/AP Photo/S. Das

Pour Shah Faesal, ancien bureaucrate et politicien cachemiri, le gouvernement veut épurer la classe politique avant les prochaines élections locales et imposer son autorité coûte que coûte.

"Le Premier ministre Modi veut créer un nouveau système politique au Cachemire. Il veut faire monter de nouvelles figures et il a sous-entendu qu'il allait s'appuyer sur les élus des conseils de village. Le problème, c'est que ces politiciens n'ont aucune légitimité parce qu'aux dernières élections, la participation a été presque nulle. Pour moi, la grande idée du gouvernement, c'est de faire émerger des responsables locaux qui seront dépendants de lui. Donc, lorsqu'il y aura des élections pour l'Assemblée législative locale, le gouvernement fera en sorte que la classe politique cachemirie traditionnelle boycotte le scrutin. Ainsi, les candidats poussés par le pouvoir fédéral seront sûrs de gagner. Leur victoire n'aura aucune légitimité. Mais le gouvernement s'en moque parce que le parti du Premier ministre, le BJP, remportera tous les sièges."

Quelques jours après cet entretien, Shah Faesal a été arrêté dans l'indifférence générale.

Trois semaines après l'abrogation, la plupart des médias indiens restent silencieux sur les exactions de l'armée et la stratégie gouvernementale.

>> Écoutez le reportage dans le magazine Vu d'Allemagne