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Vivre dans l'incertitude dans un "centre d'ancrage" allemand

20 novembre 2018

Les centres d'ancrage sont la pierre angulaire du " plan directeur " de l'immigration en Allemagne. Des centres que dénoncent les groupes de défense des droits de l'homme, et que défend le gouvernement.

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Deutschland Ankerzentren in Bayern gehen in Betrieb
Image : picture-alliance/dpa/S. Puchner

L'automne est arrivé et la petite Luna est habillée chaudement contre le froid : elle est emmitouflée dans un manteau écossais douillet, recouvert de petites oreilles d’ours sur la capuche. Depuis sa naissance, il y a sept semaines, presque tous les besoins pratiques de Luna - une poussette solide, des couches et des vêtements pour bébé - ont été fournis par l'ONG en charge ici, les Maltesers. Mais sa mère, Precious, a acheté cette jolie veste avec son propre argent.

Luna et Precious partagent une chambre avec deux autres mères et leurs petits garçons dans le centre d'ancrage pour demandeurs d'asile de Donauwörth, une petite ville du sud de l'Allemagne. Elles se trouvent dans une section spéciale réservée aux familles, qui représentent près de la moitié des plus de 800 demandeurs d'asile du centre.

Malgré les contraintes de la maternité et les défis énormes qu'elle a dû affronter avant et après avoir quitté son domicile au Nigeria, cette jeune femme de 21 ans est résiliente et positive. Son rêve de faire des études supérieures n'a cessé de se briser - en Libye, où elle a échappé de justesse au trafic humain à des fins de prostitution, puis en Italie, qui n'a pas voulu accepter son diplôme scolaire. Aujourd'hui, elle élève seule un bébé, sans savoir si et quand elle obtiendra l'asile en Allemagne. Et pourtant, elle nous dit : "C'est bien ici. Ça ne peut pas être comme à la maison, mais on peut s'adapter à tout."

Promiscuité

Deutschland Ankerzentren in Bayern gehen in Betrieb
Une chambre dans un des centres d'accueil en BavièreImage : picture-alliance/dpa/S. Puchner

Ni Precious ni son jeune ami Success, également nigérian, ne se plaignent des conditions de vie ici. Mais d'autres, comme Ibera, 19 ans, disent qu'il n'est pas facile de partager une petite chambre avec tant d'étrangers - jusqu'à huit personnes par chambre dans le bloc des hommes.

Cette ancienne base militaire, construite dans les années 1950 et déjà à moitié démolie, est exiguë et dépourvue de tout confort. Dans la petite chambre que Success partage avec trois colocataires, une femme dort en plein milieu de la journée. Les armoires métalliques - une par personne - une table, une chaise et une bassine dans le coin ne laissent pratiquement pas d'espace pour bouger, et absolument aucune intimité. 

Des flambées de violence régulières

En Bavière, les demandeurs d'asile sont transférés dans l'un des sept centres d'ancrage de l'État responsable de leur pays. A Donauwörth, le groupe le plus important - plus de 530 personnes - est originaire de Turquie, puis de Gambie, avec plus de 220 personnes. Le troisième groupe le plus important est celui des Nigérians, suivi d'une poignée de personnes venues de Somalie, du Pakistan, de Syrie, d'Iran, d'Afghanistan, du Mali, du Sénégal, et de nombreux autres pays.

18 nationalités qui vivent pratiquement sous le même toit pendant deux ans, voilà qui pourrait être source de conflits. Et il y en a en effet pas mal. Ibera, qui est Gambienne, dit qu'il est difficile d'avoir à côtoyer des gens d'origines aussi diverses. Anna Lobkowicz, la directrice du centre de Malteser, explique que la situation conduit parfois à "des réactions explosives".

"Si quelqu'un passe devant dans la queue à l'heure du repas, les gens seront dix fois plus énervés que si la même chose se produisait dans un restaurant. Les choses s'embrasent plus vite."

Les expulsions : une situation normale

Les tensions sont également vives parce que certaines personnes redoutent constamment d'être expulsées, explique Mme Lobkowicz. "Cela change la nature de la vie en commun lorsqu'une personne sait qu'elle a de bonnes chances que sa demande soit acceptée et qu'elle peut envisager l'avenir, et que d'autres attendent le moment (où ils seront expulsés)".

L'accélération du processus d'expulsion des demandeurs d'asile déboutés était l'un des principaux objectifs des centres d'ancrage. La Bavière, le seul État qui a pleinement adopté le modèle, devait montrer que c'était possible - les demandeurs d'asile pouvaient être renvoyés immédiatement après avoir reçu une décision négative. En réalité, cela ne s'est pas avéré aussi facile.

Ibera nous dit que beaucoup de ses amis ont été expulsés en Italie, où ils sont désormais sans abri. Mais le processus semble toujours être un cauchemar logistique pour la police et les autorités allemandes de l'immigration. Selon Frank Kurtenbach, directeur du centre de Donauwörth, il peut s'écouler des mois entre une décision négative et le moment où la police fait monter la personne dans un avion pour la faire sortir pays, si toutefois cela se produit. Les demandeurs d'asile ont toujours le droit légal de faire appel d'une mesure d'expulsion. Et ils peuvent - et c'est souvent le cas - choisir de disparaître avant que les autorités ne viennent les chercher.

Les portes ouvertes ne sont pas synonymes d'intégration

Bayerisches Transitzentrum - mögliches Ankerzentrum
De nombreux centres de transit sont devenus des centres d'ancrageImage : picture-alliance/dpa/S. Puchner

Il y a un flux assez régulier de personnes qui entrent et sortent par la porte principale du centre d’ancrage. La clôture sécurisée du périmètre, surmontée de barbelés, semble superflue, puisque chacun est libre d'aller et venir comme il l'entend. Un bus jaune s’arrête à l’arrêt situé au-dessus de la route et une douzaine de jeunes hommes montent à bord. C'est un bus public qui va en ville, mais il pourrait tout aussi bien être réservé uniquement pour les demandeurs d'asile. Mis à part un groupe solitaire de Témoins de Jéhovah qui tentent de recruter de nouveaux membres, ils sont les seuls ici. 

Le centre d'ancrage se trouve en haut d'une colline au-dessus de la ville de Donauwörth, au grand dam des habitants locaux. Beaucoup d'entre eux n'apprécient pas le fait d’avoir un grand groupe d'étrangers vivant à proximité de chez eux, et ils ont salué que le centre doit être rasé fin 2019 pour faire place à la construction de logements.

De plus, à la suite d'un certain nombre d'incidents récents où la police a été appelée au centre à de nombreuses reprises et de cas de crimes mineurs et de mauvais comportements dans la communauté, le centre a récemment jeté une ombre encore plus grande sur la ville.

Ce qu'en disent les habitants de la région

"Les choses qui se sont déroulées ici, les crimes et tous les faits désagréables sont inacceptables ", se plaint un vieil homme de Gosheim, un village voisin. "Quand tout est concentré au même endroit, ce n'est pas bon pour les gens là-haut ni pour la communauté."

Un autre jeune homme de Donauwörth nous l'a dit : "Ceux que j'ai rencontrés personnellement sont des gens très corrects et très bien élevés, mais d'un autre côté, il y en a qui traînent à la gare et qui ne font que boire et proférer des insultes."

Une femme plus âgée - elle-même ancienne réfugiée - nous dit : "Quand vous ouvrez le journal (et) qu’il ne se passe pas une semaine sans que quelque chose de négatif ne s'y passe, alors les gens qui aidaient (les demandeurs d'asile) et les soutenaient beaucoup changent d’opinion à leur sujet".

Les avocats, les psychologues et les défenseurs des réfugiés avaient prévenu : le maintien d'un grand nombre de demandeurs d'asile dans des centres isolés de la communauté peut conduire à une augmentation de la violence et creuser le fossé entre les réfugiés et le public. A Donauwörth, les deux semblent s'être produits.

Selon Frank Kurtenbach, la situation s'améliore. Des efforts sont faits pour prévenir et mieux gérer les causes de la violence. Mais alors que les demandeurs d'asile du centre d'ancrage continuent d'être séparés de la communauté, s'attaquer au problème de l'aliénation et de l'animosité publique reste un défi.

Anna Lobkowicz explique que l'un des problèmes auxquels ils sont confrontés est que l'intégration n'était pas explicitement à l'ordre du jour depuis le début. "Le message venu d’en haut était que les gens ne devaient s'intégrer qu'une fois qu'ils auraient quitté le centre et qu'ils seraient dans la communauté. Curieusement, cela signifie que l'intégration doit se faire discrètement - par des liens informels avec les clubs locaux, par exemple". Mme Lobkowicz appelle ça advancer à "petits pas".

Tirer le meilleur du pire

Deutschland Seehofer besucht neues Ankerzentrum in Lebach
Le ministre de l'Intérieur Horst Seehofer visite un centre d'ancrage à LebachImage : picture-alliance/dpa/O. Dietze

De son côté, Frank Kurtenbach peut s'adjuger au moins une victoire. L'une des clés du concept de centre d'ancrage, à savoir que toutes les autorités chargées de traiter les demandes d'asile seraient sur place, signifie que les choses avancent beaucoup plus vite. Actuellement, la durée moyenne du séjour dans le centre est d'environ 103 jours, un chiffre qu'il dit être assez bon.

103 jours, c'est presque exactement le temps que Friday a déjà passé au centre. Nous le rencontrons à l'atelier, où il a aidé à construire une scène. Au Nigeria, il était mécanicien. Mais au centre d’ancrage, il n'a pas le droit d'avoir un vrai travail. A l'atelier il est payé 80 cents de l'heure.

A l’instar de Friday, toutes les personnes que nous rencontrons aiment pouvoir aller travailler à la buanderie, à la cantine ou à l'école. Ils peuvent également suivre des cours de langue et de culture allemandes. Avant d’avoir son bébé, Precious dit qu'aller en cours était ce qu'elle préférait.

Cinq jours par semaine, les enfants vont à "l'école" ici, et ce jusqu’à l’âge de 14 ans. Les cours de la journée sont terminés à notre arrivée, mais M. Kurtenbach nous dit qu'ils rencontrent un grand succès.

L'interdiction de travailler à l'extérieur, les emplois à 80 centimes et le fait d’aller à l'école dans le camp plutôt que dans la communauté, autant de faits qui ont suscité de vives critiques de la part de ceux qui se trouvent à l'extérieur du centre. À l'intérieur, nous avons l'impression que les gens ont simplement envie d'avoir quelque chose à faire, de faire passer le temps plus vite. Quand je demande à Success ce qui pourrait être amélioré, elle souligne que ce ne sont pas les demandeurs d'asile mais le gouvernement qui a le pouvoir de changer quoi que ce soit.

Luna et sa maman Precious seront parties d’ici bien avant que Luna n’ait l’âge d’aller à la maternelle. C'est presque dommage, car c'est l'endroit le plus joyeux de tous. Dans cette grande pièce lumineuse, les enfants sont enjoués. Il y a du bruit et de la couleur, et personne ne se préoccupe de savoir comment passer le temps.

 

Cet article écrit par Marion MacGregor et traduit par Audrey Parmentier a été publié pour la première fois sur le site InfoMigrants: http://www.infomigrants.net/fr/post/13297/reportage-vivre-dans-l-incertitude-dans-un-centre-d-ancrage-allemand