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Un bon interprète peut faire toute la différence

11 décembre 2017

Les réfugiés ont souvent besoin de traducteurs et d’interprètes qui peuvent expliquer leur situation en toute honnêteté. Mais de nombreux demandeurs d’asile font les frais d’interprètes non formés.

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Bundesamts für Migration und Flüchtlinge Entscheider
Image : picture alliance/dpa/F. von Erichsen

Alhareth Alaa était stressé. Il avait un rendez-vous à 8h30 à l’Office Fédéral allemand pour l’Immigration et les Réfugiés (BAMF) à Berlin, sur la Bundesallee. Son entretien de demande d’asile ce matin-là allait évaluer son passé et déterminer son avenir.

Tout, ce jour-là, reposait sur son récit. Alhareth a dû faire le lien entre le temps et les frontières – sa vie à Bagdad, les menaces de mort, son enlèvement, l’assassinat de son père- déterrant des années de souvenirs ainsi que les détails qui les reliaient de manière crédible.

Pendant plus de quatre heures, il a raconté le récit de sa vie en arabe, sa langue maternelle. Mais comme il parlait à travers un interprète, il lui était difficile de savoir comment cela se passait. Mais il était confiant : il avait des documents de police qui étayaient son point de vue. L’interprète lui avait dit que l’Allemagne avait besoin de gens comme lui : il était pharmacien qualifié et parlait cinq langues.

Plus que jamais, Alhareth a compris le rôle de l’interprète : il avait déjà travaillé en tant que tel. Il savait ce qu’ils sont censés être : d’agiles transmetteurs de sens à travers les langues et les cultures. Ils étaient précis et impartiaux, aussi invisible que l’air qui circule entre deux bouches en pleine conversation.

Le pouvoir de l’interprétation

Huit mois plus tard, en ouvrant la lettre qui rejetait sa demande d’asile, il s’est souvenu du pouvoir que les interprètes pouvaient avoir. Au moment de l’entretien, ne parlant pas allemand, il lui était quasiment impossible d’apprécier la manière dont son histoire avait été transmise : ce qui avait été mal compris, laissé de côté, déformé.

"J’étais déconcerté“, explique Alhareth, "j’ai donc décidé de trouver quelqu'un qui puisse me traduire le compte-rendu original de l’allemand vers l’arabe. J’ai alors réalisé que l’interprète connaissait mal l’arabe ou qu’il ne savait pas comment traduire. Certaines des réponses retranscrites ne correspondaient presque pas à ma réponse. Il avait omis des détails importants. J'avais du mail y croire s- il y avait tant d’erreurs. Cela ne correspondait que très peu à mon histoire". 

Des problèmes systématiques

Cette expérience a montré à Alhareth l’impact qu’une mauvaise interprétation peut avoir sur une vie. Pro Asyl, une ONG de défense des droits de l’homme basée en Allemagne, est l’un des nombreux mouvements qui ont pointé du doigt les services de traduction de l’Office Fédéral allemand pour l’Immigration et les Réfugiés comme un élément crucial des problèmes systémiques que rencontre le système d’asile allemand.

Les processus de recrutement peuvent expliquer beaucoup de choses, fait valoir Bellinda Bartolucci, conseillère en politique juridique de Pro Asyl. "Les interprètes sont recrutés comme travailleurs indépendants, pour un tout petit salaire, et jusqu’à il y a peu, sans que l’on exige d’eux une qualification formelle ni qu’on teste suffisamment leurs compétences linguistiques".

L'association fédérale allemande des interprètes et des traducteurs (BDÜ) a longtemps demandé une garantie de qualité pour les interprètes qui travaillent lors des entretiens de demande d’asile. "La plupart des interprètes recrutés par l’Office fédéral pour l’Immigration et les Réfugiés n’ont pas les qualifications nécessaires ou les compétences linguistiques requises pour faire partie de notre association de professionnels", explique Yasmine Khaled-Jaiser, chargée de l’interprétariat auprès de l’association BDÜ.

Selon un porte-parole de l’Office de l’Immigration, il est important de souligner que la République fédérale a dû faire face à des défis majeurs dus à l’afflux massif de nouveaux réfugiés depuis 2015. "L’année dernière par exemple, plus de 445 000 demandeurs d’asile ont passé l’entretien de demande d’asile dans une grande variété de langues…Ceci demande de nombreux interprètes." Il ajoute que l’Office fédéral a étendu le nombre d’interprètes freelance avec lesquels il travaille de 2600 en 2016 à près de 7500 en septembre 2017, avec actuellement, les capacité de réaliser des entretiens dans 472 langues.

Interprètes ou arbitres de la demande d'asile?

Les pressions sur la capacité sont indéniables. Néanmoins, le fait de mettre le pouvoir de l’interprétation dans des mains non qualifiées risque de faire des interprètes des contrôleurs peu fiables de l’asile.

D’après les critiques, la question des interprètes n’est qu’une des faiblesses du système parmi d’autres. ”En plus d’une mauvaise interprétation, beaucoup de ceux qui font passer les interviews n’ont suivi qu’une formation de quelques semaines et ils n’ont pas les connaissances nécessaires sur les situations des pays que les réfugiés quittent”, constate Bellinda Bartolucci.

Un rapport datant de novembre 2016 et publié par un groupe d’avocats et d’associations caritatives et de défense des droits de l’homme soutenait que l’Office fédéral allemand pour l’Immigration et les Réfugiés devait améliorer ses exigences de qualité afin de garantir un processus d’asile minutieux et équitable. Le texte expliquait que les tribunaux allemands qui ont vu cette année le nombre d’appels contre des décisions d’asile quintupler étaient en fait devenus un dispositif de correction pour les erreurs commises par le département. Des critiques ont été formulées au sein même du département, où l’équipe était préoccupée par le fait que les interprètes soient devenus les arbitres de l’asile.

Confiance et pouvoir

Les histoires d’avenir et d’espoirs perdus à cause de la traduction ne surprennent plus Aziz, bénévole qui a travaillé ces dernières années avec des réfugiés à Berlin.

"Même pour ceux qui parlent la langue, les différences régionales et les nuances dialectales peuvent tout changer", explique-t-il. "En outre, le contexte social et religieux de l'interprète joue un rôle énorme. Parfois, les gens ont peur de raconter leur histoire à un interprète, par exemple lorsque l'individu est un ex-musulman ou lorsqu’il est athée. "

"L'idée que les interprètes de l’Office pour l’Immigration sont neutres est également très discutable", dit Aziz. "Beaucoup m'ont confié que leur interprète leur avait dit de changer une partie de leur histoire pour obtenir une décision positive.Il y en a beaucoup qui font merveilleusement bien leur travail mais je pense que d’autres abusent de leur pouvoir. "

"Certaines personnes doutent de l’indépendance de leurs interprètes", déclare Bellinda Bartolucci. "J’ai entendu des Erythréens dire qu’ils avaient peur que leur interprète ait gardé des liens avec le gouvernement d’Asmara. Certains suspectent quelques-uns d’entre eux d’être des espions. "

Des journalistes de l’hebdomadaire Der Spiegel et du magazine de la chaîne ARD Report Mainz ont récemment enquêté sur des rapports de demandeurs d’asile turcs selon lesquels des interprètes de l’Office pour l’Immigration et les Réfugiés (BAMF) avaient trahi le caractère confidentiel des entretiens en les dévoilant à des médias turcs proches du gouvernement. Cette année, le BAMF aurait cessé de travailler avec 942 interprètes freelance, dont 15 pour violation de la neutralité.

 

Un scandale qui a fait les gros titres

Les failles de la vérification lors des entretiens d'asile ont été mises en évidence par le scandale de Franco A. qui s’est déroulé il y a quelques mois. Il s’agissait d’un soldat allemand qui a fait une demande d’asile : il affirmait être Syrien et il avait parlé français lors de l’entretien. "Ce scandale a provoqué une évaluation interne des cas d'asile de 2000 réfugiés venus de Syrie et d'Afghanistan", raconte Bellinda Bartolucci. " Mais l’évaluation était limitée puisqu’elle ne concernait que les demandes d’asile acceptées. Il est probable que le nombre d'erreurs dans les refus de demandes soit plus élevé. "

"La récente exigence de l’Office pour l’Immigration selon laquelle les interprètes doivent signaler toute anomalie linguistique qui suggèrerait que le demandeur ment à propos de son pays d’origine est incompréhensible", affirme Yasmine Khaled-Jaiser. "Cela dépasse complètement la responsabilité et le rôle établi de l’interprète… Laisser une telle évaluation à des interprètes non qualifiés conduit inévitablement à des spéculations et ne peut constituer une base procédurale juridiquement fiable. "

Traduction sans frontière

L’association à but non lucratif Traducteurs sans frontières (TsF) a mis en lumière le fait que le manque de financement des services de traduction et d’interprétation a une influence sur tout le système européen de réponses aux demandes d’asile. Aucune des 46 organisations humanitaires qu’ils ont interviewées dans un récent rapport ne demande aux réfugiés quelle est leur langue maternelle. Cette information n’est consignée nulle part. Ce manque de données conduit à un accès insuffisant à l’information, ce qui, en fin de compte, met en danger la sécurité des réfugiés.

"Dans notre rapport, il y a l’histoire de deux jeunes Nigérianes qui ont survécu au trafic d’êtres humains en Italie et qui n’ont pas pu raconter leur histoire ni demander de l’aide parce qu’aucune interprète femme qui parlait leur langue n’était disponible", explique Ellie Kemp qui dirige le service traductions de crise de l’ONG. Une étude de cas dans un rapport de REACH souligne que l’incapacité à distribuer des flyers à des mineurs isolés à la frontière franco-italienne dans une langue qu’ils pourraient comprendre a conduit beaucoup d’entre eux à emprunter des routes bien plus dangereuses.  

 

Que ce soit sur le chemin de la migration, dans les situations de tous les jours ou encore dans les démarches que les réfugiés doivent entreprendre pour s’intégrer, la langue compte. Lors de l’entretien d’asile, où la langue est sans doute la plus importante, l’Office pour l’Immigration et les Réfugiés affirme qu’il travaille à améliorer les normes d’interprétation. Selon un porte-parole, ils ont mis en œuvre de vastes mesures de garantie de la qualité, ils ont renforcé les contrôles de sécurité dans le processus de recrutement et mis en place un système de plaintes. En coopération avec l'association fédérale allemande des interprètes et des traducteurs (BDÜ), ils ont également créé des séminaires en ligne pour les interprètes, explique Yasmine Khaled-Jaiser. 

Même si ces signes d’amélioration sont un pas dans la bonne direction, ils sont peu réconfortants pour des gens comme Alhareth qui doivent désormais faire appel de leur verdict devant les tribunaux, un processus laborieux.

"L’interprète joue un rôle crucial lors de l’étape la plus importante du processus de demande d’asile : l’entretien", déclare Alhareth, une grande frustration se faisant entendre dans sa voix. "Mon avocat m’a dit que j’allais peut-être attendre encore un an le résultat, peut-être plus. J’ai perdu au moins un an de ma vie à cause de sa traduction. "

 

La vie quotidienne en Allemagne

Les barrières linguistiques créent une dose supplémentaire de stress, de complexité et parfois de danger pour les réfugiés, non seulement lors de leur voyage, mais aussi une fois arrivés dans le pays de destination. Sawsan Jindawi se souvient de ce qu’il a ressenti en arrivant en Allemagne : se retrouver aux prises avec des lettres officielles écrites dans un allemand bureaucratique qui intimiderait même certains germanophones de naissance ; le personnel des bureaux fédéraux qui refuse de parler anglais même quand il le pouvait ; la lutte dans des situations de tous les jours. "Vous vous sentez perdu", dit Sawsan, "et désemparé."

Quatre ans plus tard, Sawsan fait un stage chez TranslAid, une organisation qui met en lien des traducteurs bénévoles et des réfugiés ayant besoin d’assistance pour des rendez-vous chez le médecin, pour obtenir des conseils juridiques ou se préparer à leur entretien de demande d’asile. C’est l’un des nombreux projets de la société civile, des solutions technologiques et autres plateformes d’informations qui ont vu le jour depuis 2015, pour répondre aux besoins de traduction.

"Les réfugiés doivent bien sûr apprendre l’allemand, et ils essaient", explique Sawsan. "Mais il ne faut pas oublier que cela prend du temps. D’ici là, ils ont besoin de davantage d’aide pour la traduction et l’interprétation."

Cet article de Holly Young a été publié pour la première fois sur le site Infomigrants: http://www.infomigrants.net/fr/post/6341/allemagne-un-bon-interprete-peut-faire-toute-la-difference-lors-de-la-demande-d-asile