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Abus sexuels : le football haïtien dans la tourmente

Jonathan Crane | Barbara Mohr
9 juin 2020

Yves Jean-Bart, le patron du football haïtien, a exercé un immense pouvoir pendant des années sur la FHF. Malgré des accusations d’abus sexuels et une enquête de la FIFA, il nie les faits qui lui sont reprochés.

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Haiti | Yves Jean Bart, Präsident des haitianischen Fußballverbandes | Sexuelle Gewalt
Yves Jean-Bart, président de la FHF, accusé d'abus sexuelsImage : Getty Images/A. Schneider

Un entraîneur haïtien de haut niveau a accepté de témoigner pour la DW à propos d’Yves Jean Bart. Mais après avoir été de nouveau contacté pour plus d'explications, le coach a changé sa version des faits et déclaré que les joueuses qu’il côtoie n’avaient jamais été abusées.

Pascale Solages, une activiste qui milite pour le respect des droits de l’homme à Haïti, raconte que les victimes choisissent souvent de rester silencieuse par honte, en particulier lorsque l’accusé est haut placé. 

"Jean-Bart est un homme de pouvoir, il peut donc intimider les victimes et leurs familles mais aussi les institutions", explique-t-elle. "Si la personne en question a beaucoup d’influence, si elle est corrompue, qu’elle a beaucoup d’argent, il devient encore plus dur pour les femmes d’obtenir justice."

La DW a parlé à de nombreuses sources pour vérifier, de manière indépendante, les allégations qui ont été mises en lumière par le quotidien britannique The Guardian en mai dernier.

Un club a déclaré avoir proposé son aide à une ancienne joueuse. "Je vous assure que nous sommes très préoccupés par la situation", a déclaré un responsable dans un communiqué. "Nous considérons ces allégations profondément troublantes et espérons que toute la lumière sera faite sur cette histoire.

Dans son article, The Guardian a détaillé comment Yves Jean-Bart a forcé de jeunes joueuses à avoir des relations sexuelles avec lui au centre d'entraînement national. Au moins deux footballeuses ont même dû subir des avortements. L’article relate aussi que les victimes et leurs familles ont reçu des menaces de mort pour avoir révélé les agressions. La DW a envoyé une demande d’interview à Yves Jean-Bart mais n’a pas reçu de réponse.  

La police haïtienne explique, elle, qu’elle continue à aller de l’avant dans cette enquête. Yves Jean-Bart a, de manière véhémente, nié toutes accusations et les a discréditées, évoquant un complot pour le faire partir de la fédération. 

Pendant ce temps, la Fédération Internationale de Football (FIFA), a temporairement suspendu Yves Jean-Bart de ses fonctions pour une durée de 90 jours et un comité éthique enquête en parallèle. En accord avec les statuts de la Féderation Haïtienne de Football (FHF), Joseph Varieno Saint-Fleur, le vice-président, a été choisi pour remplacer Yves Jean-Bart par intérim.

Un immense pouvoir 

Yves Jean-Bart a régné sur le football haïtien pendant 20 ans. Des sources haïtiennes dressent le portrait d’un homme qui a construit son pouvoir en s’appuyant sur le football, mais aussi sur ses connections dans la politique et les médias. Ancien journaliste, il est le directeur d’une station de radio privée. 

Un des moyens par lequel Jean-Bart exerce son influence : la délivrance de visas. Haïti étant un des pays les plus pauvres au monde, les visas sont très souvent difficiles à obtenir pour les citoyens. Le visa est utilisé comme une récompense pour les joueurs et les journalistes loyaux au président. "C’est très puissant de pouvoir donner aux gens l’opportunité de voyager et de quitter le pays", révèle une source. 

Une autre source raconte qu’il était tout simplement impossible pour qui que ce soit de défier le président sur le sujet de son comportement, par peur de représailles et de perdre ses avantages. Cela signifie que les victimes ne savaient pas à qui faire confiance, et que par conséquent, elles étaient trop effrayées pour parler lorsqu’elles étaient approchées pour évoquer ce sujet.  

Haiti, 10 years after the devastating earthquake (ANG)

“Aucune preuve”

Afin de gérer sa stratégie de communication, la FHF a engagé Evan Nierman, un spécialiste du management de crise. Ce dernier a donné des conférences TED Talks à propos de son travail et a assuré à la DW que les accusations étaient “dénuées de vérité et infondées”. 

"La fédération soutient une investigation en profondeur car lorsque celle-ci livrera ses conclusions, il sera relévé qu’aucun comportement de la sorte n’a eu lieu", a-t-il assuré. “"Il n’y aucune preuve pour ces accusations. Elles ne sont pas basées sur des faits réels."

Une fois confrontée aux accusations d'abus sexuels, la FHF s’est rapprochée du Réseau National de défense des droits de l’homme (RNDDH), un groupe haïtien indépendant. 

Durant l'investigation, Yves Jean-Bart a avoué avoir eu une fille avec une ancienne joueuse. Le RNDDH a continué son enquête, découvert des actes "inacceptables" et noté que le président était "régulièrement éclaboussé par des scandales sexuels incluant de jeunes joueuses"

Dans un premier temps, la fédération a utilisé le rapport de la RNDDH pour prouver son désir de transparence, mais elle a ensuite rejeté les conclusions de l’enquête. 

"Le rapport n’a trouvé aucune victime ou aucun témoin", a déclaré la FHF dans un communiqué clamant aussi que les personnes interrogées par le RNNDDH étaient des "critiques de longue date" de Yves Jean-Bart ou des personnes possédant un "agenda".

Des victimes en danger

Dans un pays au système judiciaire faible et où les hommes dominent la vie quotidienne, les femmes portent rarement plainte. Yolette Jeanty est membre de Kay Fanm, un groupe qui a récemment organisé une manifestation contre Yves Jean-Bart. Elle explique que beaucoup de jeunes femmes se sentent vulnérables face aux dangers de l’exploitation.  

"Dans le cas qui nous préoccupe, les victimes potentielles sont des mineures qui rêvent d’être sélectionnées pour jouer dans une équipe nationale. Ce sont également de jeunes personnes issues de familles dont les conditions de vie défavorisées les exposent particulièrement à l’exploitation", explique-t-elle. "Il y a de fortes chances pour que les accusations contre M. Jean-Bart soient vraies, mais que les athlètes ont peur de dénoncer pour ne pas se retrouver en conflit avec une personne qui a le pouvoir de mettre un terme à leur carrière."

L’enquête policière est menée par les membres des forces spécialisées dans la protection de l’enfant, nommée la Brigade de Protection des Mineurs. Yves Jean-Bart a été interrogé par un procureur, mais n’a pas été mis en examen. 

Yves Jean-Bart lors de son audition devant la justie le 14 mai 2020
Yves Jean-Bart lors de son audition devant la justie le 14 mai 2020Image : picture-alliance/AP Images/D. N. Chery

"Ce que je peux vous dire pour le moment c’est que l'enquête suit son cours", a déclaré Michel-Ange Louis Jeune, un porte-parole de la police haïtienne. "Pour accuser une personne d’une quelconque infraction, il faut des preuves. C’est un principe universel." 

Michel-Ange Louis Jeune a ajouté qu’il y avait une possibilité pour qu'Yves Jean-Bart soit mis en examen "une fois que les preuves auront été établies clairement"

LA FHF a critiqué ce qu’elle a appelé un "rapport inexact, biaisé et profondément imparfait", faisant indirectement référence aux sources anonymes. Evan Nierman a remis en cause le désir d’anonymat des victimes et de leur famille. 

"Mettez-vous à la place d’un parent dont l’enfant a été violé et forcé à avoir un avortement. Pourquoi n’iriez-vous pas à la police ? Pour ne pas porter plainte ?", a-t-il questionné. 

FIFA : une réponse inégale

L’affaire ressemble en de nombreux points à celle concernant les joueuses de l’équipe nationale afghane, dévoilée en 2018. Cette affaire a mené à la destitution du président de la fédération et d’autres dirigeants. 

Lors de ce scandale, la FIFA s’est retrouvée au centre des critiques pour avoir mis trop de temps à réagir et ne pas avoir su protéger les victimes de leurs agresseurs. Pour beaucoup de victimes, la FIFA est le dernier espoir pour obtenir réparation. 

Gianni Infantino, président de la FIFA
Gianni Infantino, président de la FIFAImage : picture-alliance/AP Photo/A. Tarantino

Une source proche de la FIFA, qui a préféré garder l’anonymat en raison de la difficulté du sujet, explique que l’instance dirigeante a travaillé avec des agences pour assurer qu’une protection et des aides soient mises en place afin que les victimes parlent en toute confiance. 

Le gouvernement du football mondial a admis être au courant des présumés cas d’abus depuis le mois de mars. Interrogé sur la raison pour laquelle la FIFA a attendu plus de deux mois pour suspendre Yves Jean-Bart, le 25 mai dernier, un porte-parole a expliqué à la DW que les informations initiales étaient "vagues" et "insuffisantes pour lancer une investigation", et que les choses devaient se dérouler dans l’ordre.  

Minky Worden, une directrice au sein de l’ONG Human Rights Watch, a concédé que la FIFA avait au moins réagi un peu plus rapidement que lors de l’affaire concernant l’Afghanistan, mais que la réponse est "très inégale" pour le moment. 

"Lorsque les plaintes ont été portées devant la FIFA, les conséquences auraient dû être une enquête immédiate puis de trouver des moyens pour protéger les témoins et les joueuses qui ont lancé l’alerte", explique Worden. 

"La FIFA progresse mais elle a raté le coche lorsque les plaintes lui sont arrivées la première fois puisque quelqu’un, au sein de l’organisation, a alerté la FHF. Cela n’aurait pas dû être l’occasion pour le président de mettre dans l’ordre dans ses affaires.”

FIFA bans ex afrghan football chief for life over sex abuse alegations (ANG)

Devoir de protection 

A la suite de ce qu’il s’est passé en Afghanistan, la FIFA a nommé un officier dédié à la protection des enfants et a lancé un programme nommé Guardians qui met en place cinq étapes pour les fédérations afin de protéger les jeunes footballeurs et footballeuses. 

Des craintes subsistent néanmoins quant à l’efficacité des mesures mises en place. Des détracteurs expliquent que le système est intimidant pour les victimes qui ne parlent aucune des quatre langues officielles de la FIFA. Quant au programme Guardians, il n’est toujours pas dans les statuts de l'instance dirigeante du football mondial, et donc n’est pas respecté par toutes les fédérations. 

Par exemple, la FHF a déclaré qu’elle était en train "de lire le guide et de travailler à implanter les recommandations", affirmant qu’elle n’avait reçu le programme qu’en janvier. 

Pour Worden, la question  entrale est celle de la protection. 

"Si quelque chose est sur la base du volontariat, c’est votre décision de l’implanter ou non; cela ne devrait pas être un choix de protéger les enfants”, explique-t-elle. “Si vous avez une approche de type 'faites le, si vous le sentez', les fédérations contourneront volontairement le programme."

 

Sophie Serbini (DW Afrique) a contribué à cette enquête.