1. Aller au contenu
  2. Aller au menu principal
  3. Voir les autres sites DW

Le Derg éthiopien et l'URSS

Sandrine Blanchard | James Jeffrey
3 novembre 2016

La dictature de Mengistu Hailemariam galvanise et terrorise les foules en Ethiopie, inspirée du communisme soviétique.

https://p.dw.com/p/2S61j
Äthiopien Demonstranten während der Derg-Herrschaft
Image : DW/J. Jeffrey

La révolution en Ethiopie en 1974 renverse l’empereur Hailé Sélassié et le pays entre dans une nouvelle ère, communiste. Le régime en place en Union soviétique voit ce bouleversement d’un œil favorable et espère bien que l’Ethiopie lui servira d’allié géostratégique pour la navigation au large de la Corne de l’Afrique, mais aussi de porte d’entrée pour étendre sa sphère d’influence sur le continent africain. Le point sur un pays très religieux qui s’est converti au communisme d’obédience soviétique.


Les espoirs de l'Ethiopie socialiste
 

A l’époque, l’Ethiopie est ouvertement communiste et la religion interdite au profit de l’athéisme. La Place Meskal s’appelle alors « Place de la Révolution » et c’est là que le dictateur Mengistu Hailemariam tient ses discours devant des foules, enthousiastes au début. Il se dit chef incontesté du Derg, le gouvernement militaire provisoire de l'Éthiopie socialiste. Abebe Hailu, avocat spécialisé dans les droits de l’Homme, était étudiant en droit à cette période. Il a participé aux manifestations estudiantines qui ont fait chuter l’empereur Sélassié et il se souvient :

Äthiopien - feiernde Menschen unter Staatsflagge
Célébrations sur la Place MaskalImage : AP


« L’Amérique ne nous a pas aidés, cela a été une erreur stupide. Quand la Somalie mettait en garde contre l’Ethiopie, les Américains ont été jusqu’à refuser de livrer les armes que nous avions payées sous l’empire. Alors le Derg s’est tout bonnement jeté dans les bras de l’Union soviétique qui, elle, lui a fourni des armes. Ils nous ont précipités dans les bras des Soviétiques. »

Tamrat Kebede aussi est étudiant à l’époque. Aujourd’hui, il porte un costume tiré à quatre épingles et travaille dans un think tank qui promeut la paix et la réconciliation, à Addis Abeba :

« Nous ne considérions pas le modèle capitaliste comme praticable. Et quand j’ai fini mes études aux Etats-Unis, j’ai été engagé par le Ministère éthiopien pour la réforme agraire et je me suis rendu compte de l’exploitation des paysans par les propriétaires terriens. Il y avait un besoin patent de justice sociale. »


La désillusion de la Terreur rouge

Mais la Révolution s’est enlisée dans les dissensions sur la mise en application des grands principes. Et Mengistu a pris la main et instauré un régime militaire cruel. Cette période est surnommée la « Terreur rouge ». En plus des guerres qu’elle mène contre la Somalie, l’Ethiopie tente de réprimer dans le sang une insurrection dans le nord pour réclamer l’indépendance de l’Erythrée. 
Mengistu, lui, fait de son mieux pour embrasser le marxisme-léninisme afin de complaire à Moscou.  Mais la population éthiopienne a du mal avec la rhétorique communiste, qui rompt avec les traditions très ancrées dans l’histoire de ce pays orthodoxe très pieux.  Alors les grands rassemblements de la Place de la Révolution perdent petit à petit de leur superbe. Tamrat Kebede.
 
« Il y avait une image de Marx, Lénine et Engels ici, une grande image. Le profil de Marx recouvrait presque celui d’Engels et celui d’Engels recouvrait presque celui de Lénine. Du coup, on ne voyait qu’une seule oreille. Il y avait une blague qui circulait : on disait « pas étonnant que ces trois sourds soient sourds ; ils se partagent une seule oreille ». C’étaient des concepts tellement étrangers à nous, une philosophie tellement étrange… On avait fabriqué nos propres héros avant la Révolution, Tewedros et Menelik, et là, on nous imposait ces trois barbus qui n’avaient aucun lien avec notre culture ou notre société. »

Durant la “Terreur rouge”, des dizaines de milliers de personnes sont tuées, accusées d’être contre-révolutionnaires.  Chaque matin charrie son lot de cadavres, qui sont abandonnés aux hyènes de la capitale. Lorsqu’il était encore étudiant, l’avocat Abebe Hailu a vu six de ses condisciples exécutés. Il reconnaît que l’Union soviétique ne peut être tenue pour responsable de la « Terreur rouge » qui a sévi en Ethiopie, mais selon lui, l’URSS a donné à Mengistu l’instrument pour imposer sa répression. Et l’Ethiopie aura été l’un des pays les plus tragiquement liés à l’URSS de tout le continent africain.
 

Monument dédié aux victimes du Derg à Addis Abeba
Monument dédié aux victimes du Derg à Addis AbebaImage : DW

« Cela fait partie du marxisme-léninisme de se trouver soi-même progressiste et de tuer les autres que vous accusez de conservatisme. D’autres pays africains ont opté plus pour un partenariat économique, plus que pour l’idéologie, pour une réforme agraire par exemple. Mais nous, c’était surtout l’idéologie qui comptait. Il n’y a pas tellement eu d’impact économique – même pas du tout. La dictature militaire a simplement utilisé cette idéologie pour imposer ses propres vues, se maintenir au pouvoir au nom de cette idéologie. Une dictature militaire, en principe, ça ne peut pas s’accommoder du marxisme-léninisme. C’est impossible. Le marxisme-léninisme appartient au peuple, aux masses populaires, pas à l’armée. En principe. »
 

L'effritement de l'URSS


Dans les années 1980, c’est l’URSS elle-même qui traverse une période de chamboulements internes. A cette époque, Patrick Gilles travaille en tant que journaliste dans la Corne de l’Afrique. Il s’installe en Ethiopie et travaille désormais pour le Ministère éthiopien des Affaires étrangères.

« C’est la politique de changement initiée par Gorbatchev qui a mené le Derg à sa fin. Et les deux ou trois dernières années, le Derg a tenté une rupture avec le style économique soviétique, de libéraliser l’économie. Mengistu s’est ouvert à la coopération économique avec les Etats-Unis et a cherché à obtenir des armes d’Israël. Mais c’était déjà trop tard. »

En  mai 1991, les rebelles entrent dans Addis Abeba et c’est la fin du Derg. Mengistu a déjà fui au Zimbabwe et l’influence soviétique sur l’Ethiopie se termine. Aujourd’hui, les principaux partenaires de l’Ethiopie sont les Etats-Unis, l’Union européenne, les Pays du Golfe et la  Chine. 

« L’Amérique et la Russie ont toujours vu l’Ethiopie comme quelque chose qu’ils pouvaient manipuler. Mais l’Ethiopie a en fait réussi à manipuler les Américains et les Russes, à son propre avantage. »