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Du football de 1ère division à un fauteuil roulant en Sicile

3 décembre 2018

Il a joué en première division au Mali et en Libye avant de traverser la mer pour rejoindre Lampedusa en 2012. La vie d'Abdoulaye Keita, un Malien, a brutalement changé quand il a été gravement blessé.

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Mali Fußball Nationalmannschaft
Image : H. Kouyate/AFP/Getty Images

Le football, c’était toute la vie d'Abdoulaye Keita. Le jeune homme malien a joué pour le Stade de Bamako en première division, puis pour Al-Ittihad, un club libyen de première division qui a remporté 16 fois la première ligue libyenne, sept fois la coupe de Libye et dix fois la Super Coupe de Libye.

Keita était d’ailleurs en train de regarder du foot - la Coupe d'Afrique des Nations - quand sa vie a changé à jamais. C'était en 2013 dans une salle de télévision du centre d'accueil italien "Cara di Mineo" à environ une heure de route du centre de la ville sicilienne de la côte est, Catane. Ce soir-là, à la télévision, le Mali jouait et Keita s’est dit que c'était un match qu'il ne pouvait pas manquer. Jusqu'à ce qu'une bagarre éclate et qu'il s'en mêle.

"Il y avait tellement de gens qui venaient à l'époque, nous venions tous d'endroits différents, du Nigeria, du Ghana, du Sénégal, du Mali, de Côte d'Ivoire, et il y avait tant de problèmes. On était tous mélangés. On ne se comprenait pas, et il y avait facilement des malentendus." Les gens s'enflammaient en un clin d'œil, explique Keita. Un Ivoirien lui a jeté un téléviseur sur le dos et Keita est tombé par terre.

Libyen Migranten Flüchtlinge Boot
Plus de 100 000 migrants, pour la plupart originaires d'Afrique, sont arrivés sur les côtes italiennes cette année.Image : picture-alliance/dpa/E.Morenatti

Au début, raconte-t-il, les médecins l'ont renvoyé au centre, malgré les douleurs d'Abdoulaye Keita. "Je pouvais sentir la douleur dans tout mon corps, partout, ce n’était pas possible que je n’ai rien !" Abdoulaye Keita pleurait de douleur dans son lit, jusqu'à ce que quelqu'un appelle la police et que l’on fasse venir une deuxième ambulance. Il a été transféré à Syracuse pour subir une opération de la moelle épinière. "Je n'ai pas pu bouger pendant deux mois, je ne pouvais rien faire ", se souvient-il. Transféré dans une unité spécialisée dans les maladies de la moelle épinière, Canizzaro, à Catane, il y est resté pendant 18 mois, continuant à regarder le football à la télévision quand il le pouvait et à apprendre l'italien.

"C'est la faute du médecin si je ne peux pas marcher", ajoute-t-il. Selon lui, s'il avait été diagnostiqué plus rapidement, il pourrait peut-être encore marcher.

"Je ne voulais pas venir en Italie"

Aujourd'hui, plus de six ans après son arrivée à Lampedusa, Keita, dont le visage est triste, dit n'avoir jamais eu l'intention de venir en Italie. Après que ses parents ont été tués dans des flambées de violence, il a fui le Mali pour la Libye, où il a poursuivi sa carrière de footballeur. Mais, lorsque la révolte contre l'ancien dirigeant libyen, le colonel Kadhafi, a éclaté, il explique qu'il a été emprisonné puis forcé à prendre un bateau en direction de Lampedusa.

Il décrit les premiers centres italiens en 2012 comme "chaotiques, avec tant de nationalités, tant de langues". Il a essayé deux équipes de football locales, Caltagirone et Mineo, mais personne n'a pu l'engager parce qu'il n'avait pas de permis de séjour. Il s'est vite rendu compte qu'il serait difficile, voire impossible, de poursuivre sa carrière de joueur de haut niveau en Italie sans les bons papiers.

Il a donc pris le rythme de presque tous ceux qui vivent dans les grands centres d'accueil. Dormir, manger, regarder la télé.

Keita a essayé de continuer son entraînement du mieux qu'il le pouvait. "Le matin, je partais courir et le soir, je m’entraînais avec un ballon", raconte-t-il, le visage presque sans expression, comme s'il parlait d'une autre vie.

Pas de justice

Aujourd'hui Keita est assis droit dans un lit hydraulique dans sa minuscule chambre de la "Casa di famiglia" (maison de famille), une communauté dirigée par Giuseppe Messina. Messina et son épouse ont trois maisons sur les pentes escarpées de l'Etna dans une zone appelée Pedara, et chaque résidence est remplie d'enfants abandonnés, de vagabonds, de migrants, d'ex-détenus, d'ex-alcooliques, de survivants de la violence domestique, de personnes handicapées mentales et physiques qui n'ont personne et ne savent où aller.

Italien 2017 Retttung von Flüchtlingen im Mittelmeer
Pplus de six ans après son arrivée à Lampedusa, Keita dit n'avoir jamais eu l'intention de venir en Italie.Image : picture-alliance/NurPhoto/C. Marquardt

Pedara n'est pas la zone la plus pauvre de Catane - beaucoup de maisons sont assez grandes, mais beaucoup sont également en très mauvais état. Dans la cour sur laquelle donne la chambre de Keita, il y a des voitures brûlées et un cognassier lourd de fruits dans le petit jardin. Sur la table non loin du lit de Keita se trouve un petit écran de télévision et il y a quelques affiches sur le mur. Le calme règne dans la pièce carrelée, qui ne contient que très peu de meubles.

Garder la foi

"Grâce à Dieu, grâce à Giuseppe, je suis ici et je suis toujours en vie", dit Keita qui continue à faire de la physiothérapie chaque fois qu'il le peut, même si ses espoirs de remarcher un jour sont infimes. 

Keita dit que son agresseur, un Ivoirien, a demandé son pardon. "Il m'a appelé, il ne cessait de pleurer et de me demander si j'allais bien". La police l'a relâché. Maintenant il a disparu et personne ne peut le retrouver. "Dieu le jugera", dit Keita avec stoïcisme. 

Keita est religieux, musulman, et Giuseppe Messina est catholique. Son travail, gérer le centre est une "mission" dictée par sa foi, explique-t-il. Tous deux se réfèrent fréquemment à Dieu.

Marié, mais sans espoir de retour

"Grâce à Giuseppe, je suis retourné deux fois dans mon pays et je me suis marié ", dit Keita avec fierté. Il a sur l’écran de veille de son téléphone une photo de sa femme en robe de mariée. Il espère qu'un jour elle pourra le rejoindre en Italie, "mais cela prendra du temps", confie-t-il. Lors de ses deux visites, il a dû emporter suffisamment d'équipement médical pour la durée de sa visite, "ces choses qu'on ne peut obtenir au Mali ", dit-il en montrant les poches de colostomie et les cathéters suspendus au mur près de son lit. Pour cette raison, il pense qu'il lui sera difficile de revenir pour de bon. "Je ne peux rien faire tout seul ", ajoutant qu'il est triste de devoir rester assis 24 heures sur 24.

Quand on lui demande s'il a un rêve, il a l'air surpris. "Tout dépend de Dieu, si Dieu veut que je fasse quelque chose de nouveau, alors je le ferai, sinon je ne le ferai pas", conclut Keita en souriant.

Il ne parle pas de son propre rôle dans la communauté. Mais à en croire Giuseppe, Keita est devenu une partie intégrante de la maison : sa gentillesse est une référence pour ses colocataires et il donne autant de joie qu'il en retire lors des visites qu'il reçoit.

 

Cet article écrit par Emma Wallis et traduit par Audrey Parmentier a été publié pour la première fois sur le site InfoMigrants: http://www.infomigrants.net/fr/post/13596/abdoulaye-keita-du-football-de-premiere-division-a-un-fauteuil-roulant-en-sicile